Drame de Tanger : qui est vraiment coupable ?
Plusieurs parties défendent que l’atelier de confection qualifié de «clandestin», où 28 personnes ont trouvé la mort le 8 février, serait autorisé et loin d’être clandestin ! Face à la consternation générale, les organisations de défense des droits de travailleurs montent au créneau, en attendant l’achèvement des procédures d’enquête.
Du nouveau dans l’affaire de l’unité de textile inondée à Tanger. Mercredi, un communiqué du procureur du Roi près le Tribunal de première instance de Tanger annonçait le placement en détention du propriétaire de l’atelier de confection qualifié de «clandestin», où 28 personnes ont trouvé la mort le 8 février dernier. Le concerné restera ainsi en raison jusqu’à l’achèvement des procédures d’enquête. «Suite à l’enquête ordonnée par le Parquet général en vue d’élucider les circonstances du décès de plusieurs personnes dans une unité industrielle de textile le 8 février à Tanger, le Parquet général a déposé une requête pour mener une enquête à l’encontre du propriétaire de cette unité et de tous ceux qui seraient impliqués dans cet incident et ce, pour homicide et blessures involontaires et violations du Code de travail», indique le communiqué du procureur du Roi. Les travailleurs ont été noyés ou électrocutés après qu’une inondation a provoqué un court-circuit. Dix-sept autres ont été blessés.
Par ailleurs, l’on apprend dans un communiqué du Solidarity Center, organisation basée aux États-Unis, qu’une jeune fille de 14 ans faisait partie des 28 ouvriers de l’habillement tués dans la catastrophe. La mère de la (très) jeune ouvrière soutient que celle-ci travaillait à temps plein au sein de l’usine, un atelier clandestin, depuis trois ans ! L’installation fonctionnait dans un garage souterrain sis dans une zone résidentielle. Elle comptait 130 travailleurs, la plupart étant des femmes. Les quelques éléments recueillis dès l’éclatement de cette tragédie ont de quoi motiver la démarche des autorités judiciaires. La décision du juge d’instruction pour la mise en détention par du propriétaire de l’unité industrielle a donc été dictée par les résultats des interrogatoires préliminaires.
Les organisations de défense des droits de travailleurs montent au créneau
Face à la consternation générale, les organisations de défense des droits de travailleurs montent au créneau. L’Union marocaine du travail (UMT) et la Confédération démocratique du travail (CDT), toutes deux partenaires du Centre de solidarité, ont immédiatement exigé une enquête sur cette tragédie. Selon le Solidarity Center, «la catastrophe de l’usine de confection résulte des demandes de la chaîne d’approvisionnement». De son côté, Amal El Amri, membre du Parlement marocain et membre du syndicat UMT, a dénoncé le manque de responsabilité du gouvernement, des entreprises et des investisseurs en matière de sécurité des travailleurs. «Comment cette usine a-t-elle pu être secrète ? Où étaient les inspecteurs du travail ? Où étaient les autorités gouvernementales locales ? Où étaient les investisseurs ?», interroge-t-elle. Selon des responsables régionaux, l’atelier de confection aurait démarré son activité en février 2017. L’usine ne détenait aucune autorisation pour l’exploitation du local mais, en revanche, la structure était inscrite au registre du commerce et déclarée auprès des services de la Direction générale des impôts et de la Caisse nationale de sécurité sociale. Autre fait mis en avant par les participants à un webinaire organisé le 14 février par un média local, Cap 24: cette unité aurait déjà fait l’objet de plusieurs contrôles de l’inspection du travail. Si ces détails s’avèrent confirmés, la théorie de «l’atelier secret» fondra comme neige au soleil. Cela voudrait dire que les autorités locales étaient au courant de l’existence de cette unité. Certes, le patron de l’usine ne dispose d’aucune autorisation pour exploiter ce local, «mais la société est immatriculée au registre de commerce. L’usine est donc autorisée, elle est loin d’être clandestine», assurait le premier vice-président de la chambre de commerce, d’industrie et de service de la région lors dudit webinaire. Un constat confirmé par le vice-président de la préfecture de Tanger-Assilah. «Il fallait plutôt dire que cette une usine est non réglementaire». Pour ce responsable, l’appellation qui a été donnée à la structure, dès le déclenchement de ce drame, a fait que toute la responsabilité a été rejetée sur le patron de l’usine. Sur ce point, justement, il est évident que pour l’heure, il est encore tôt pour déterminer les responsabilités, les investigations n’ayant pas encore été bouclées et l’enquête étant en cours. D’ailleurs, dans une interview accordée à la chaîne 2M, Nora Mousstahi, syndicaliste tangéroise au sein de l’Union Marocaine du travail (UMT) et Secrétaire générale de l’Union progressiste des Femmes du Maroc rappelait, très récemment, que plusieurs éléments prouvent qu’il ne s’agit pas d’usine «secrète». «Quoi qu’il en soit, un atelier qui embauche près de 130 ouvriers ne peut être invisible aux regards des autorités et des habitants du quartier résidentiel. Des dizaines de garages à Tanger existent, tout le monde le sait et tout le monde normalise avec ce type de violations de la loi. Le triste événement de Tanger n’a fait que soulever le voile sur des crimes tolérés et banalisés», déclarait l’activiste. En janvier dernier, un incendie dans une autre usine textile illégale à Tanger s’était soldé par les blessures d’une personne et la destruction de l’usine, où travaillaient 400 personnes.
L’industrie du fast Fashion engendre des usines illégales!
Tanger est une plaque tournante de l’industrie textile marocaine. Les statistiques officielles indiquent que 1.200 entreprises textiles emploient 165.000 personnes, soit 27 % de l’emploi industriel du pays. Pourtant, de nombreuses usines de l’industrie marocaine du textile et du cuir – dont le nombre est estimé à plusieurs milliers – fonctionnent illégalement, obligeant les travailleurs à effectuer de longues heures de travail pour un faible salaire dans des conditions souvent dangereuses. L’étude de l’ONG espagnole Setem pour la campagne Clean Clothes menée en 2012 a révélé que les travailleurs des ateliers clandestins du textile marocain travaillent en moyenne 55 à 65 heures par semaine, soit 11 à 21 heures de plus que la limite légale. Toujours selon le Solidarity Center, les usines illégales sont une réponse directe aux exigences de l’industrie de la mode rapide, dans laquelle les grandes marques exigent une réponse rapide aux changements de la mode et aux demandes des clients et font donc appel à des sous-traitants dont la main-d’œuvre est moins chère et dont les modalités de travail sont informelles et fonctionnant en dehors des lois ou des normes nationales du travail. Sans stabilité de l’emploi et avec peu de protections sociales, les travailleurs de l’habillement de l’économie informelle sont victimes d’exploitation et d’abus, sans couverture médicale, sans retraite ni autres protections sociales et juridiques, est-il expliqué.
Alors que le mouvement syndical mondial se joint aux appels à la responsabilité dans une chaîne d’approvisionnement où les travailleurs paient le prix d’une production bon marché, le Forum de la contribution marocaine exhorte le gouvernement à fermer tous les lieux de travail sans protection de la santé et de la sécurité et à établir une politique visant à garantir des sanctions sévères pour les entreprises opérant en dehors
de la loi.
Modeste Kouamé / Les Inspirations Éco