Les Cahiers des ÉCO

«Shakespeare al bidaoui» : Pourquoi le Marocain ne sait-il pas aimer…

Écrivaine et journaliste, Sonia Terrab passe des mots à l’image en s’essayant à l’exercice du documentaire avec «Shakespeare à Casablanca» ou «Shakespeare al bidaoui» diffusé sur 2M cette semaine. Une quête de soi à travers le poète le plus marquant de l’histoire pour découvrir à quel point le Marocain ne sait pas dire «Je t’aime». Coulisses.

Lui a su écrire l’histoire d’amour la plus belle de tous les temps. Il avait le pouvoir des mots, cette faculté de transmettre n’importe quelle émotion via ses histoires, ses pièces, ses personnages. Elle est à la fois violente et douce, aimante et injuste parfois mais on ne peut s’empêcher de l’aimer même si elle ne nous le rend pas. Lui, c’est Shakespeare, elle, c’est Casablanca. Et l’écrivaine et journaliste Sonia Terrab les a réunis le temps d’un documentaire sur la jeunesse marocaine et l’amour : «Shakespeare à Casablanca». Le fil conducteur ? Une pièce de théâtre, ou l’envie de jouer «Songe d’une nuit d’été» en marocain par Ghassan El Hakim et sa troupe. «Shakespeare était l’idée, le rêve de Ghassan, moi j’ai amené l’amour et la ville et lui a amené le théâtre et Shakespeare… Et quand il a fallu trouver le titre, «Shakespeare à Casablanca» s’est rapidement imposé à moi, car Shakespeare et Casablanca font tous les deux échos aux plus grands classiques amoureux de tous les temps, «Romeo et Juliette» pour ne citer que celui là, ainsi que le film «Casablanca». Ça sonnait universel et beau». À travers eux, Sonia Terrab découvre quel rapport le Marocain entretient avec le sentiment amoureux. Déroutant.

Songe d’une nuit d’été à…Casa !
Des jeunes, des questions existentielles et un fameux «être ou ne pas être» sur fond d’une Casablanca bruyante où l’on parle beaucoup et fort mais où on ne se dit pas l’essentiel. «Aimer ou ne pas aimer» ? Là n’est même pas la question puisque dès les premières minutes du documentaire de Sonia Terrab, on se rend à l’évidence : le Marocain ne sait pas dire «Je t’aime» car sa langue ne l’autorise pas. «Kanbghik» est le je t’aime à la marocaine. C’est le verbe vouloir qui est substitut du verbe aimer dans notre darija. Voilà, le fond du problème. C’est de là où est parti Sonia Terrab : «Que ça soit dans mon premier ou mon deuxième roman, l’amour, la jeunesse et Casablanca sont des thèmes récurrents…Mais l’idée qui m’a le plus habité, fasciné dernièrement, c’est qu’au Maroc, on n’a pas de mots pour dire je t’aime, on dit Kanbghik qui veut dire je te veux, je te désire, mais on n’a pas de mots pour dire je t’aime… On le dit dans une autre langue ou on le dit en riant, en esquivant, souvent avec des expressions farfelues…Cela a été le point de départ de ma réflexion : est-ce pour cela que nous Marocains, on ne s’aime pas suffisamment ? Parce qu’on n’a pas de mots pour le dire ?», conclut la passionnée du verbe, l’amoureuse des mots qui n’avait qu’une seule envie, au départ, c’est de sortir dans la rue et poser la question aux gens : «Comment tu dis je t’aime ? Dans quelle langue ?». Une sorte de micro-trottoir qui l’éclaircirait sur la question. Néanmoins, elle avait la sensation que ce n’était pas suffisant.

La démarche manquait de profondeur. «Mais j’avais la sensation que ça n’allait pas servir mon propos, et que malgré la beauté, les paradoxes d’une ville comme Casablanca, se contenter de poser une question, aussi importante soit-elle, à l’aveugle, est peut-être trop facile, trop simple, ça manque de profondeur, de vérités, conditions nécessaires à un bon documentaire. Donc j’ai commencé à chercher, à rencontrer des gens, à voir qui s’intéresse à la darija, l’amour en darija», continue Sonia Terrab qui fait la rencontre de Ghassan El Hakim qu’elle avait déjà rencontré à Paris. Celui qui chante Brassens en darija sous le nom de Cheikh Ghassens, l’a inspiré avec son travail décalé et orignal, entouré de sa troupe. «Petit à petit, en les rencontrant, en passant du temps avec eux, c’est devenu une évidence, un coup de coeur absolu : j’ai posé, j’ai donné ma question, à ces jeunes, et leur énergie, leur passion, leur humilité, ainsi que ce rêve de Ghassan de monter «Songe d’une nuit d’été» avec cette grande troupe de théâtre amateur. Ils ont fait le reste». En effet, d’image en image, on assiste aux répétitions, aux cours, voir au rassemblement de cette troupe qui s’imprègne de la pièce de Shakespeare en puisant en elle, en puisant en chacun des acteurs pour mieux comprendre, mieux cerner l’histoire de cet amour impossible. À travers ce travail, les acteurs vont se dévoiler mais également aller vers l’autre, vers les gens dans la rue et leur poser la question fatidique : avez-vous déjà été amoureux ? Réponses surprenantes.

Je t’aime, moi non plus
Dans cette quête du sentiment amoureux, de comment est perçu l’amour par les Marocains, lesartistes de la troupe et gens de la rue se confrontent. Ils sont parfois d’accord. «On a tous été amoureux, l’amour c’est la vie» et d’autres qui se disent loin de ces sentiments superficiels. Un vendeur de bouquins surprendra d’ailleurs les acteurs, qui ont cette facilité à se dévoiler, en leur affirmant qu’il n’a jamais été amoureux. «Mais, vous êtes mariés, vous avez des enfants. Vous n’avez jamais aimé votre femme ?», questionne l’un des acteurs. «Non !» se contente de répondre le vendeur de rêves. «Je pense qu’au Maroc, il y a avant tout un problème de langue, et c’est par ailleurs l’idée motrice du film. Comme les Marocains n’ont pas de mot pour dire je t’aime, un mot qui leur appartient, qu’ils acceptent, dont ils sont fiers et pas une expression ou deux qui sonnent soit étrangères, soit vulgaires, etc. Mais le fait de ne pas pouvoir dire je t’aime ne veut pas forcément dire qu’ils n’aiment pas… Ils ne s’aiment pas, on ne s’aime pas, oui, mais on aime, en gros et en grand !», précise Sonia Terrab qui trouve que l’amour est partout autour de nous, on ne veut seulement pas le voir parce qu’on ne peut pas le dire. «Quand j’ai commencé à mieux voir mon sujet, à le regarder et regarder la ville avec une caméra, je me suis rendue compte du nombre incroyable de couples qu’il y a dans la rue, moi-même avant, je ne les voyais pas. Beaucoup se tiennent la main, s’enlacent parfois discrètement, parfois non… Sur les murs aussi on le voit, l’amour en tags ; dans mon film, c’était important pour moi de montrer ces mots d’amour sur les murs des rues de Casablanca, aux yeux de tous alors que tous crient le manque d’amour», continue la réalisatrice qui avoue entretenir avec Casablanca un rapport de haine/amour assez caricatural. Ce film, c’est une façon pour Sonia Terrab de se réconcilier avec sa ville.

Des mots à l’image…
Avant d’être un révélateur de la société à laquelle nous appartenons, ce documentaire est aussi une démarche personnelle de l’écrivaine et réalisatrice. Après la langue, c’est aussi Casablanca qui a mené Sonia Terrab à ce film. «Je pense que tout est lié, il a fallu que je la comprenne, que je la regarde mieux pour mieux l’aimer, et il en va de même avec la darija, ce sont les choses qu’on commence par rejeter qui finissent par grandir en nous…Ainsi va la maturité, et même cette révolution intérieure dont je parle dans mon deuxième roman et qui passe par l’acceptation de soi, la réconciliation avec soi d’abord, avant de s’attaquer à ce qui nous entoure», confie Sonia Terrab qui passe de la littérature au cinéma, des mots à l’image presque naturellement. «Dans mon écriture déjà, il y a souvent une intention visuelle, j’ai toujours besoin de planter la scène, le décor, les personnages, avant de décrire ce que je vois. Je savais donc, ça brulait en moi, je voulais passer directement à l’image, comme si les mots me retardaient, comme si quelque part, je me suis enfin trouvée», confie celle qui avoue avoir appris des choses sur elle, sur les jeunes et leurs espoirs. Un sorte de «voyage intérieur» pour Sonia Terrab. Un voyage qu’elle compte bien continuer en parcourant d’autres cieux, en racontant d’autres histoires, en alliant sa passion de l’écriture et des images : «J’ai écrit deux téléfilms qui vont passer ce ramadan, et je compte développer plus de projets en ce sens. J’ai besoin de faire une pause après cette expérience fabuleuse, revenir à la normale, me ressourcer dans la réalité, et on verra bien quel sera le prochain rêve, la prochaine obsession…».


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