Les Cahiers des ÉCO

Marché de l’art : La cote n’a plus de repères

L’art à quel prix ? L’art à tout prix…Il est indéniable que le marché de l’art a explosé au Maroc ces dernières années, mais ce marché est-il vraiment structuré ? Y a-t-il une réelle politique de prix et comment est fixée cette fameuse cote des artistes ? Parlons argent avec Hicham Daoudi, président de la Compagnie marocaine des oeuvres et objets d’art (CMOOA) et Hassan Sefrioui de la galerie Shart.

Les vernissages se suivent et ne se ressemblent pas, les artistes marocains sont de plus en plus créatifs, proposent plein de choses et font parler d’eux à l’international, le Maroc a une belle histoire et une belle école casablancaise qui a fait le tour du monde. Que ce soit l’art moderne ou l’art contemporain, les œuvres se vendent au prix fort. Cependant, est-ce que ce prix est mérité ? Comment sont-ils fixés et qu’est-ce qui fait la différence entre une œuvre et une autre ? Réponses de Hicham Daoudi, président de la Compagnie marocaine des oeuvres et objets d’art, la première maison de ventes aux enchères au Maroc et de Hassan Sefrioui de la galerie Shart dont le leitmotiv est une nouvelle génération d’artistes pour une nouvelle génération de collectionneurs, lequel vient de fêter les 10 ans de sa galerie.

Une œuvre à tout prix ?
Il est vrai que le bonheur n’a pas de prix. Le beau n’ont plus, alors comment fixer le prix d’une œuvre d’art ? «Fixer le prix d’une œuvre d’art est une équation qui dépend de beaucoup de paramètres. Cela dépend de qui est l’artiste, à quelle période appartient l’œuvre dans la carrière de l’artiste, quelle est la dimension de l’œuvre, quel est son état de conservation, quelle est la qualité de la composition de l’œuvre, quelle est son histoire, où a-t-elle été exposée, est-ce qu’elle a figuré dans un ouvrage, est-ce qu’elle a été emblématique dans la vie de l’artiste, a-t-elle joué un rôle à un moment de sa vie ?», précise Hicham Daoudi, président de la Compagnie marocaine des oeuvres et objets d’art (CMOOA) qui compare cette équation à plusieurs paramètres aux résultats obtenus pour une œuvre comparable, en quelle année, en quelle période. Un travail qui nécessite plusieurs nombre d’heures de recherche pour arriver à un résultat. Spécialiste des ventes aux enchères, il a vu défiler les plus grands. Selon lui, les œuvres les plus chères des «bons artistes marocains» peuvent avoisiner les 5-6 millions de dhs. Pour les œuvres les plus rares, les plus estimées, les plus belles, les plus chères. Un prix qui demeure bas par rapport à certains que d’autres artistes du continent préconisent.

L’artiste la plus chère est une Éthiopienne avec un record à 4,8 million de dollars, un artiste égyptien a atteint les 3,3 million de dollars, un artiste ghanéen a atteint 2 million de dollars…«Nous ne savons pas encore récompenser notre talent car il y a encore très peu de gens qui veulent vivre avec une œuvre d’art. Certaines personnes du continent sont prêtes à donner plus. Donc quand certains grands patrons marocains seront prêts à faire de grandes collections, le marché changera», confie Hicham Daoudi. Pour le galeriste Hassan Sefrioui, les artistes ont du mal à parler argent. «Ce n’est pas parce qu’un artiste a fait un résultat dans une vente aux enchères, que ce montant est sa côte. Il faut au moins 7 ou 8 résultats probants, pour que je puisse considérer, moi en tant que galeriste, que sa côte est là».

En effet, selon le galeriste, pendant des années, il n’y avait pas de galeries, il n’empêche que les artistes ont continué d’avoir une vie artistique. Dans les années 80-90, les artistes faisaient tout eux-mêmes : leurs encadrements, leurs ventes, leurs factures, leur communiqué de presse. «Ils ont pris, pour la plupart, des habitudes commerciales qui devaient nécessairement changer quand les galeristes ont fait leur entrée dans les années 2000». Certains artistes s’entêtent à fixer les prix d’une manière un peu aléatoire alors que selon le galeriste, le succès ne se résume pas à la vente, c’est la visibilité de l’oeuvre et de l’artiste qui est à la base de tout. «Le prix d’une œuvre devrait être le même en atelier et en galerie à 10% ou 15% près.

L’artiste devrait accepter de donner aux galeristes une part sur le produit de la vente de cette œuvre contre le travail que le galeriste va fournir, que ce soit la scénographie, l’assurance, le transport, l’emballage, l’édition du catalogue. Certains artistes ont compris la démarche, c’est tant mieux pour eux. D’autres n’ont pas encore compris et c’est tant pis pour eux. Doubler la valeur d’une oeuvre entre l’atelier et la galerie est une erreur monumentale !», continue Hassan Sefrioui. Manque d’encadrement, égo des artistes, des frontières pas toujours définies ? Certes. En attendant, du côté de l’art moderne, on a vu des records de ventes pour cette toile exceptionnelle d’Abbès Saladi, par exemple, qui a été vendue autour de 5 millions de dhs ou encore celle d’Ahmed Cherkaoui qui a obtenu plusieurs fois des résultats à 4 millions de dhs sans mentionner Chaïbia Talal, Farid Belkahia, Mohamed Kacimi ou encore Gharabaoui. Du côté de l’art contemporain, des artistes comme Mounir Fatmi, Latifa Echakhch, Hassan Hajjaj ou encore Hicham Berrada ont une côte bien installée. Mais attention, ce sont des artistes marocains promus par de grandes galeries à l’international. «Dans l’art contemporain, c’est difficile de se prononcer maintenant, à part les artistes qui ont surfé sur une promotion internationale, appuyés par des grandes galeries étrangères qui les emmènent dans de grands rendez-vous, de grandes foires, pour ceux là, oui, la côte est installée». Qu’en est-il du marché maroco-marocain alors ?

Comment se porte le marché marocain ?
Selon les spécialités, les artistes, le marché marocain est en constante évolution. Comparé aux pays voisins, le Maroc est en bonne position. «Comparé à l’Algérie, à la Tunisie ou à l’Égypte, le Maroc a un marché ! Il peut être amélioré mais le marché existe, même les crises économiques que nous traversons n’arrêtent jamais les ventes. Les artistes continuent de prendre de la valeur même en période de crise. Le Maroc est une oasis dans une région qui n’est pas propice à l’art», confie Hicham Daoudi qui trouve que les artistes marocains sont «banquables», que le public marocain et du Moyen-Orient reconnaît à nos artistes beaucoup de qualités. «Nos artistes sont très compétents, ils abordent des recherches audacieuses. Que ce soient les artistes des générations d’avant ou d’aujourd’hui, ils sont vraiment à la pointe des scènes du continent. Nos artistes sont bons. Le problème, c’est que nous n’avons pas l’économie qui suit pour que ces artistes vivent confortablement. Les gens, les institutions, les entreprises, n’ont pas le réflexe d’acheter des œuvres d’art. Ils ne les soutiennent pas assez».

Selon le connaisseur, tout est une question d’intérêt et de confiance. Le Marocain n’a pas le temps d’aller à la rencontre de ses artistes. «Si des gens avaient un peu de temps pour aller à la rencontre des artistes, le marché changerait. Dans nos têtes, il doit y avoir un déclic. On n’arrive pas à le créer à plus grande échelle. C’est de se dire que les oeuvres d’art sont essentielles pour une forme de bonheur, pour une forme d’équilibre, pour respecter notre histoire, regarder nos traditions en face. Une œuvre d’art est une réponse à plusieurs questions. Et je pense que le problème de fond, c’est que les gens, les entreprises ne se posent pas les bonnes questions sur le rôle de l’art au Maroc». Pour Hassan Sefrioui, le marché est en pleine structuration. Selon lui, il manquait à la structuration du marché un élément primordial qui est le musée.

Le marché de l’art s’articule autour de 7 métiers : les artistes, les galeristes, les hôtels de vente, les marchands d’art, les critiques d’art, les musées et les fondations pour les pays qui n’ont pas de ministère de la Culture. «Comme il nous manquait un musée, qui va sûrement mettre en place à un moment ou un autre une politique d’acquisition, à ce moment là, on aura tous les interlocuteurs pour que le marché soit clarifié, plus saint et plus transparent. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes articulés sur la cotation qu’il y a entre les prix en galerie et les résultats de maisons des enchères. Les maisons des enchères au Maroc sont plutôt spécialisées en orientalisme et art moderne, c’est-à-dire tous les artistes de l’école de Casablanca, nés dans les années 30 et années 40», soutient le galeriste qui reconnaît que le marché est là, sinon sa galerie n’aurait pas pu tenir 10 ans. «Le marché a un peu été dans une bulle dans les années 2000, avec une fuite en avant assez irresponsable. Il y a eu beaucoup de dégâts aussi bien dans la carrière de certains artistes qu’en ce qui concerne la crédibilité de certaines galeries. Depuis 2012, les choses se sont ralenties mais va rester ce qui est solide et va partir ce qui ne l’est pas».

Et cette ruée vers l’art ?
Le marché de l’art marocain est là, mais il se tâte. Il reste un marché jeune qui a besoin de plus de structuration, de confiance du public et de grands investisseurs. Encore une fois, la confiance en l’art, en la culture doit être au rendez-vous pour que le marché se porte mieux. Entre l’art moderne qui a su prendre tout son temps et l’art contemporain qui évolue à la vitesse de l’éclair, le marché de l’art semble se chercher encore. «C’est un travail de résilience, le marché, c’est comme la bourse. Elle est instable. Nous sommes dans une société de consommation immédiate. Les gens veulent tout, tout de suite. Et quand c’est fait dans l’art, c’est très dangereux. L’effet boomerang est violent», confie Hassan Sefrioui qui soutient que la côte ne peut perdurer que si les artistes savent se montrer patients. Patients dans un marché de l’art contemporain qui grandit vite. L’enjeu serait donc que ce marché suive la dynamique de création.

Les artistes d’aujourd’hui ne créent pas comme ceux d’antan, à l’huile, avec des processus lents. Il y a des artistes qui travaillent avec des téléphones portables, la vidéo, l’instantané. La scène est inondée par la création et il faut à ce marché le temps et le potentiel pour absorber la production, pour que l’artiste aille de l’avant. Selon le galeriste, «il y a peut être un déphasage entre la rapidité de création et l’intérêt du public qui a besoin de temps encore pour arriver à maturité». Selon le spécialiste des ventes aux enchères, «le marché est le reflet de comment sont les gens au Maroc. Le marché est à l’image de notre économie et de notre éducation. Les gens ne sont pas éduqués pour récompenser le talent au Maroc. On le sent tous les jours. On a l’impression que le talent a une certaine limite à ne pas dépasser».

En effet, selon Hicham Daoudi, le jour où l’on décloisonnera cette limite du talent et qu’on regardera objectivement ce qui s’est passé dans notre histoire de l’art, les choses changeront. «On ne sait pas dire pourquoi quelqu’un est important, on ne sait pas l’expliquer. Il n’y a pas de grand média qui touche tout le monde. Il n’y a pas de zone de contact où les élites peuvent rencontrer des artistes et passer du temps ensemble. C’est ce qui manque à cette scène artistique. Les artistes sont un peu cloisonnés. Notre rôle, c’est de faire l’intermédiaire, rapprocher un peu les gens et faire comprendre que ces gens ont de la valeur». Optimiste tout de même, il estime que la scène marocaine se porte bien, que la scène qui monte est pleine d’espérances et de promesses avec un marché qui se portera bien dans les années qui suivent, à condition que les institutions suivent et que le Maroc ne repose pas sur la demande étrangère. En effet, le Marocain n’achète pas, mais bien au-delà de l’argent, des prix, de la cotation, le débat n’est pas là : «Il faudrait qu’on puisse parler de la qualité artistique sans parler forcément du marché. On parle trop des œuvres d’art à travers leur prix». Voilà qui est dit. 


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