Adhésion à la CEDEAO : Pourquoi a-t-on peur du Maroc ?
La demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO suscite des remous au sein des milieux du business au Sénégal. Une délégation marocaine composée d’acteurs de la société civile et d’opérateurs économiques est allée à la rencontre des décideurs sénégalais. Le débat fut chaud, parfois houleux mais nécessaire pour dissiper le malentendu.
Les inquiétudes et les suspicions dans certains pays africains, notamment au Sénégal, quant à la demande marocaine, ont atteint parfois l’hostilité. Et au moment où les gouvernements des deux pays feignent de voir ailleurs, la société civile a décidé de prendre l’initiative et d’ouvrir un débat avec l’étalement de toutes les questions y compris celles qui fâchent. C’est l’institut Amadeus qui a mené cette délégation pour tenir la semaine dernière, à Dakar, une série de workshops et tables rondes entres les acteurs de la société civile et des opérateurs économiques des deux pays.
Le Maroc hégémonique ?
Un débat franc et parfois musclé mais avec un préalable prôné des deux côtés ; cet échange vise à renforcer les relations historiques des deux pays et lever un malentendu qui n’en est pas un. Brahim Fassi Fihri, président d’Amadeus plante le décor d’emblée. Selon Fassi Fihri, «le Maroc n’est pas pressé pour cette adhésion, cela prendra le temps qu’il faudra pour que ce soit fait avec nos amis au Sénégal et les autres pays». Et d’ajouter que «le Maroc est admiratif du modèle d’intégration au sein de la CEDEAO, il veut apprendre de ce modèle, en bénéficier et apporter de la valeur aux pays membres». Autant dire qu’il s’agit d’un discours d’apaisement et d’assurance. Mais cela ne passe pas comme une lettre à la poste pour les hommes d’affaires sénégalais. Jean-Paul Dias, ancien ministre, mène les «hostilités» d’entrée de jeu en déclarant, le ton grave, que «le Maroc a une industrie puissante, il veut des marchés extérieurs. C’est légitime, mais cela nous inquiète car nous ne sommes pas encore prêts». Younes Slaoui, d’Amadeus, réagit vivement : «Le Maroc ne cherche pas une portée économique, c’est une question de communauté et de destin. Cette demande s’inscrit dans cette tendance d’orienter son développement vers le sud dans le cadre d’une relation gagnant-gagnant». Des opérateurs économiques sénégalais tentent bien que mal de se retrancher dans leur position croyant que les Marocains sont venus «leur faire la danse du ventre». Le temps est mesuré et la partie marocaine joue la carte de l’intégration sud-sud et de la profondeur sociale et humaine en évitant de s’engouffrer dans le débat des intérêts économiques.
Les Sénégalais divisés
L’échange est ensuite plus détendu et enrichissant. Du côté sénégalais, on demande à comprendre ce que cherche le Maroc par cette adhésion si ce n’est plus de marchés et d’étendue économique. La délégation marocaine, dont l’argumentaire repose sur l’historique du rattachement du royaume à des racines continentales atténue les craintes en donnant comme exemple d’hégémonie la Chine et la Turquie en Afrique. Ces deux pays, dont personne ne conteste la prédation font pourtant l’essentiel des échanges commerciaux du Sénégal et de la CEDEAO mais des activistes de la société civile sénégalaises se démarquent de leurs compatriotes des milieux d’affaires. Ils expriment leur attachement aux intérêts de leur pays mais estiment que l’ancrage des relations historiques des deux pays dépasse de simples intérêts d’hommes d’affaires ou une adhésion à la CEDEAO. Bakary Sambé, écrivain journaliste, estime justement la solidité des relations bilatérales qui n’est plus à discuter et d’ajouter que cette adhésion requiert un débat de franchise avant de conclure : «que le Maroc adhère ou pas, nos relations resteront toujours exemplaires». Le membre du patronat sénégalais, Chikissan Basse, ne remet pas en cause cette adhésion mais ne comprend pas cette «précipitation». Et d’ajouter, «la demande formulée en février 2017, a eu l’accord de principe en avril 2017 et a été actée par les chefs d’États de la CEDEAO en décembre 2017 sans que personne ne daigne nous expliquer les tenants et aboutissants de cette adhésion».
Enfin, le compromis
Face aux durs, il y a eu aussi les optimistes des deux bords, ils croient dur comme fer à l’apport du Maroc à cette communauté et estiment que le royaume ne sera pas plus dangereux pour la CEDEAO que la Turquie et la Chine. Tous les intervenants estiment que cette initiative d’Amadeus est fort louable et devrait être rééditée afin de rapprocher les visions. D’ailleurs, Jean-Paul Dias, le plus hostile des Sénégalais à l’adhésion marocaine a fini par reconnaître que «grâce à cette journée d’échanges, il a pu relativiser ses positions après ce qu’il a entendu de la part de Marocains qui formulent aussi des inquiétudes quant à leur monnaie et aux flux d’immigration». D’autres acteurs de la société civile ont exprimé un avis modéré privilégiant le dialogue et la consolidation des rapports entre les deux pays. D’aucuns ont estimé que cette adhésion pourrait même constituer une chance pour le Sénégal. Au terme de 10 heures d’échanges et de débats, les participants se sont accordés à approfondir le débat, à rapprocher les idées et à aller de l’avant dans le partage et l’ancrage qui lient les deux pays. La prochaine édition aura lieu, dans quelques semaines, à Abidjan ou Abuja pour rééditer l’expérience avec le tissu associatif et entrepreneurial.
Ils ont déclaré
Brahim Fassi Fihri : “Le Maroc n’est pas pressé,et rien ne se fera sans le Sénégal”
“Nous sommes là pour discuter de la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO en toute transparence. Nous voulons un débat serein et positif. Si on esquisse la cartographie des inquiétudes -et il est sain de procéder à cet exercice- on constate que l’on pose des questions telles que “Que cherche le Maroc ?” “Quels sont ses objectifs ?” “Pourquoi maintenant ?” etc. L’Institut Amadeus est un think tank, il n’a pas vocation à négocier, mais on veut écouter et comprendre pour mieux échanger. Je vous annonce d’ores et déjà trois “préalables” à la demande marocaine. Un, la CEDEAO est un modèle d’intégration, et nous voulons apprendre de ce modèle. Deux, le Maroc n’est pas pressé : l’Espagne a dû attendre 10 ans (de négociations) avant d’intégrer l’Union européenne. Trois, il est hors de question de perturber nos relations historiques. Rien ne se fera sans vous. Sachez que le Sénégal est un pays frère; c’est pourquoi il y a une certaine amertume suite à certains propos tenus en réaction à la demande marocaine. Cela ne nous empêchera pas de nous dire les quatre vérités en face dans un seul objectif : le bien des deux pays”.
Younes Slaoui : “Le Maroc mène une politique d’immigration tolérante”
“Je ne crois pas que le Maroc ait une motivation économique ou cherche plus de marchés africains. C’est une question de communauté de destin, et c’est une demande d’adhésion qui s’inscrit dans cette tendance à orienter son développement vers le Sud dans le cadre de relations gagnant-gagnant. Il ne faut pas oublier que le Maroc mène une politique d’immigration Sud-Sud à la fois compréhensive, tolérante et humaine. C’est le seul pays qui développe un processus officiel de régularisation des immigrés subsahariens qui foulent le territoire marocain”.
Jean-Paul Dias : “Après vous avoir écoutés, j’ai évolué”
1 Au début des débats
“Il ne faut pas tourner autour du pot. Vous voulez savoir pourquoi la demande d’adhésion du Maroc nous fait peur ? C’est parce que le Maroc a une industrie puissante, un secteur bancaire qui domine les finances, et il cherche plus de marchés extérieurs. C’est légitime, mais nous sommes inquiets et nous disons haut et fort que nous ne sommes pas encore prêts. Ce n’est pas de l’hostilité, mais on parle ici de business, et il n’y a pas de place pour les sentiments”.
2 À la fin de la conférence
“Vous avez des banques puissantes qui vous accompagnent, le dirham s’échange sur les Champs-Élysées… Nous devons, au Sénégal, montrer à tout le monde ce qu’ont fait les Marocains pour réussir, avec à la clé la puissance de leurs banques, de Royal Air Maroc, des BTP, etc. Ce sont des exemples qui nous incitent à nous mettre à niveau avant d’affronter cette adhésion, mais cela est notre affaire, nous autres Sénégalais. Enfin, je dois dire qu’entre le moment où je suis entré ce matin dans cette salle et maintenant, j’ai évolué. J’ai évolué parce que j’ai entendu le président de l’Institut Amadeus dire que le Maroc n’est pas pressé et que rien ne se fera au détriment du Sénégal. J’ai entendu d’autres intervenants dire qu’eux-mêmes ont des problèmes au Maroc avec cette adhésion. Je crois que nous devons continuer de nous écouter, c’est ainsi que nous avancerons”.
La délégation marocaine
Taleb Berrada, Ambassadeur du Maroc au Sénégal |
Yousra Abourabi : “L’adhésion ne bénéficiera pasqu’au Maroc”
“Visiblement, vous croyez que la seule motivation du Maroc est d’ordre économique. Or, l’orientation du Maroc en Afrique est surtout politique, visant le renforcement des liens culturels et humains entre le royaume et les pays africains. Bien sûr, il y a un volet économique, et il faut l’appréhender avec beaucoup de pragmatisme. Est-ce que l’adhésion du Maroc ne va bénéficier qu’au Maroc ? Certainement pas: tout le monde y gagne avec l’intégration, les infrastructures et la dynamique économique enclenchées. De plus, l’écart économique entre le Maroc et des pays comme le Sénégal n’est pas grand. Prenez, par exemple, l’écart avec la Turquie et la Chine, qui font l’essentiel du business avec vous, il n’y pas photo avec le Maroc. Enfin, il faut rappeler la main tendue du Maroc à la coopération Sud-Sud sans demande de renvoi d’ascenseur dans bien des domaines, qui n’ont rien à voir avec l’économie, notamment la coopération en matière de sécurité, de migration et des échanges culturels”.
Fadel Agoumi : “Vous avez peur, nous aussi”
“Le roi Mohammed VI a commencé ses tournées africaines dès son intronisation en 1999. Qui, à ce moment-là, regardait du côté de l’Afrique ? À cette époque, l’adhésion à la CEDEAO n’était absolument pas envisagée. C’est un processus qui a mûri avec le temps et avec l’évolution géostratégique dans le continent. On pose la question suivante : “Pourquoi le Maroc veut-il y siéger ?” On répond, dans la foulée, “Pourquoi pas”. Vous avez peut-être peur. Nous aussi. On parle de monnaie unique, de libre circulation, etc. Ce sont des thématiques largement débattues aujourd’hui par la société civile marocaine”.
Bakary Sambé : “Ce sujet n’altère en rien les relations historiques”
“Je crois que l’ancrage historique des relations bilatérales ne peut souffrir aucun débat. Ce dernier a commencé avec une nouvelle génération de businessmen qui ignore tout des liens historiques des deux côtés, ce qui alimente le choc des cultures. C’est pourquoi je dis que si le Maroc accède à la CEDEAO, des liens supplémentaires seront créés; s’il ne l’intègre pas, cela n’altérera en rien ces liens exceptionnels qu’entretiennent les deux pays”.
Chikissan Bassé : “Votre précipitation a suscité de la suspicion”
“Les industriels sénégalais ont été pris de court. En février 2017, on nous informe de la demande marocaine sans aucune explication. On se demande alors “Que vient le Maroc faire à la CEDEAO ?”. En avril 2017, les chefs d’État marquent leur accord de principe. En décembre 2017, la Commission de la CEDEAO introduit la demande marocaine dans le circuit de traitement. Cette précipitation a créé la suspicion et complique les relations. Maintenant, le Sénégal ne décidera pas seul de cette adhésion. Enfin, si le Maroc arrive avec une vision de co-développement, on en discutera et il sera le bienvenu. Plus encore, le Sénégal pourrait être l’ambassadeur de l’adhésion du Maroc, mais force est de constater qu’avant cette réunion, on n’a fait que “prendre du thé” autour du sujet”.
La délégation sénégalaise Cheikh Ba, directeur exécutif IPAR, Dakar |
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