Culture

Littérature : Myriam Jebbor trace l’itinéraire d’une enfant trahie

Avec «La Trahison», Myriam Jebbor publie aux éditions Le Fennec un roman introspectif, sensible et percutant, d’une grande maturité. Ce qui se reconnaît par sa capacité à produire un récit d’enfance très juste.

Paru cette année aux éditions Le Fennec, le roman de Myriam Jebbor fait le récit d’un lent accès à l’âge adulte. Hannah, la narratrice, est journaliste en France. Son compagnon, Antoine, semble le parfait gendre idéal du canon parisien : «Il n’est jamais anxieux, jamais en retard. On ne le verra jamais courir derrière un bus ou griller un feu rouge. Ses affaires sont parfaitement rangées et il ne perd rien. Il termine toujours ce qu’il y a dans son assiette, ne pique pas de frites dans la mienne et mange un cheeseburger avec fourchette et couteau même quand il est seul. Il débarrasse la table à la fin du repas et quand il remplit le lave-vaisselle, chaque chose est parfaitement à sa place. Il ne porte pas de jeans déchirés, referme toujours le tube de dentifrice, change de brosse à dents tous les trois mois». Même lorsqu’il fait du jogging, c’est en petites foulées, en prenant le temps de dire bonjour aux voisins et commerçant. Lorsqu’il regarde Hannah faire le sien, il plaisante : «Je me suis demandé si tu étais poursuivie par une horde de malfaiteurs ou une meute de chiens de combat».

Myriam Jebbor plante en quelques pages un couple franco-marocain de Neuilly-sur-Seine. «Il a grandi auréolé d’amour. Il ignore que l’insouciance vous lâche, là, un jour, sur le chemin, alors qu’il fait si beau autour. Il ne sait pas que rien ne dure. Surtout pas le bonheur…»

Thérapie
Toutefois, la narratrice ne manque pas de glisser tous les indices indiquant que cela bout sous son vernis. «Au début de notre histoire, je suivais Antoine dans la rue. Je mettais des lunettes noires et une casquette pour ne pas que les voisins me prennent pour une folle. J’avais un peu honte, mais c’était plus fort que moi. Quand il descendait acheter une baguette de pain ou retournait récupérer un dossier au bureau, je l’espionnais pour m’assurer qu’il ne me mentait pas. J’attendais qu’il se soit engouffré dans l’ascenseur pour emprunter l’escalier.

Une fois qu’il avait quitté le hall de l’immeuble, je sortais et, en rasant les murs, je prenais en filature sa silhouette longue et fine. J’imaginais qu’il avait rendez-vous avec une autre femme, elle l’attendait au café du coin, il allongeait le pas parce qu’elle lui avait trop manqué, il lui mangerait la bouche de baisers, briserait mon petit cœur». Terrifiée, on le lit, elle rêve d’avoir une vie stable, avec l’idéal Antoine, dans une vaste maison de campagne, ses petits-enfants sur les genoux.

Seulement, voilà, justement, Antoine a lancé le sujet. L’étape d’avoir un premier enfant lui semble venue, et Hannah entre dans un tel état de panique, de petits et grands mensonges, qu’elle se résout à consulter une thérapeute. Au bout de six mois de séances infructueuses, pense Hannah, elle finit par confier que, par hasard, dans un bus, elle a revu l’amant de sa mère. C’est évidemment le début du roman, après la présentation des personnages. Il faudra attendre la dernière partie pour comprendre qui est dans la tombe que visite Hannah. Il s’agit, on le voit, d’un récit familial, où les histoires de deux générations s’entremêlent, entre le Maroc et la France.

L’autocentrage de la narratrice est remarquable, la complexité des autres personnages est rendue, par l’autrice, à travers leurs actes et leurs réactions. «Malgré tous mes efforts, je n’ai rien oublié. Les premières années sont belles, tendres et sucrées. Ma mère est une reine, je suis sa princesse. Elle tient mes mains et tourne sur elle-même pour me faire voler au-dessus du sable. Je hurle de rire et de bonheur. Les boucles de ses cheveux se mélangent au bleu du ciel et au bleu de ses yeux, elle est le ciel, elle est la mer qui danse autour de moi. Elle est le monde», commence à se souvenir Hannah. Elle a eu une enfance idyllique, dans une belle maison, sur une plage marocaine.

La fin du roman sera donc, après un long cheminement introspectif, marqué de résistances plus ou moins violentes, le moment de la compréhension de son entourage et des raisons, multiples, d’une sortie du monde de l’enfance vécue comme une trahison. «Le temps s’est figé sur la main de ma mère écartant la frange de mon front avec une infinie douceur et sur son sourire un peu triste. Je n’ai pas grandi. J’ai fait semblant, c’est tout».

Réconciliation
Ce roman de 200 pages explore donc une relation mère-fille dans ses complexités, et les conséquences de l’absolutisme d’une enfant de 11 ans. À cet âge, une famille ne se conçoit que sous une forme précise. Et la jeune Hannah ne peut comprendre les méandres de l’amour et les choix de sa mère ni de son père.

Le passage sur l’enfance de ce dernier, dans les montagnes de l’Atlas, souffre peut-être de quelques raccourcis regrettables, mais «La Trahison» invite à réfléchir sur nos propres silences, nos peurs et nos blessures non cicatrisées. Le pardon est peut-être à offrir autant aux parents qu’à l’enfant intransigeant que l’on a pu être, naturellement. Hannah, trouve en son Antoine idéal l’incarnation même de l’idée de la stabilité.

«J’aurais aimé des colères monumentales, des claquements de porte, du désespoir, de la rage, de la haine». Elle aurait préféré aussi «entendre des mots cruels, et qu’il ait des envies de meurtre. J’aurais aimé qu’il renverse la table et fasse valser l’argenterie impeccable, la carafe en cristal et la corbeille de pain, que le vin se répande, comme une tache de sang sur la nappe trop blanche, qu’il éclabousse nos visages», s’énerve-t-elle.

L’intérêt majeur du texte est de faire assentir ces contradictions intérieures d’un personnage féminin d’un milieu privilégié, dans lesquelles, pourtant, peut se reconnaître tout lecteur de tout milieu. Ce talent romanesque est précieux et justifie cet exercice, souvent périlleux.

Femme de lettres
Myriam Jebbor sait écrire. À 18 ans, elle a remporté le Prix Grand Atlas pour sa nouvelle «La femme, la fillette, la poupée», remis par Jean-Marie Gustave Le Clézio lui-même. Après un premier roman, «Dans le cœur des hommes», publié en 2000 aux éditions Traces du Présent, elle a rejoint puis dirigé le magazine «Femmes du Maroc». Deux autres romans ont vu le jour, «Il était là» et «Des histoires de grands», ainsi qu’un recueil de nouvelles «Le parfum d’Émilie», rédigé à Paris. Elle a également enseigné l’écriture créative à l’Université Mohamed VI de Rabat et de Ben Guérir.

La plume de Myriam Jebbor a l’élégance de laisser le lecteur comprendre et imaginer ce qui se tient sous les dialogues et les péripéties, lui offrant d’abord un véritable plaisir de lire, mais surtout le moyen, par cette imagination même, d’une réflexion personnelle. Sans effet de style, elle déroule et oriente son récit, mais Myriam Jebbor ne dicte à personne ce qu’il faudrait penser, dire ou faire. «Elle s’en fiche, la vie. Elle ne s’attarde pas. Elle se moque bien de nous et de nos angoisses. Elle a mille choses à faire, nous faire sourire puis nous regarder crever de chagrin. Elle retire et puis elle donne, et elle reprend à nouveau, elle aime ça».

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO

 


whatsapp Recevez les actualités économiques récentes sur votre WhatsApp



Rejoignez LesEco.ma et recevez nos newsletters



Bouton retour en haut de la page