Culture

Interview. Rania Berrada : “La migration, c’est être prêt à se confronter aux rouages administratifs”

Rania Berrada
Journaliste, auteure

Née à Rabat, Rania Berrada a vécu à Paris, où elle a notamment été journaliste pour le média en ligne «Brut». Elle a publié en 2023, aux éditions Belfond, son second roman «Najat ou la survie», qui a reçu le prix Charles Exbrayat. Sa présence aux Lettres du Maghreb nous a permis de rencontrer cette Marocaine des deux rives.

Vous voici à nouveau au Maroc pour vous consacrer à l’écriture. Est-ce le mal du pays natal ?
Je pense qu’il y a plusieurs facteurs en vérité. J’ai eu 30 ans cette année et j’avais envie d’aller voir ailleurs. Et j’ai pensé au Maroc. Je suis Marocaine, je suis née ici, j’ai grandi ici, mon pays me manquait, ma langue me manquait, mes parents me manquaient, mes semblables me manquaient, ma culture me manquait, enfin il y avait ce qu’on peut appeler finalement le mal du pays. S’est ensuite posée la question de l’endroit. Alors, quitte à changer d’air, autant aller dans une ville que je ne connaissais pas. C’est un bonheur de la découvrir. Elle est très riche, très vivante, il s’y passe beaucoup de choses d’un point de vue culturel.

Peut-on dire que «Najat ou la survie» raconte le parcours migratoire de votre personnage depuis Oujda vers la France ?
Tout à fait. C’est un roman qui a été repris dans une anthologie qui s’appelle Écriture féminine, publiée par le CCME et les éditions Le Fennec. Le thème en était les trajectoires migratoires et les écritures de la diaspora. Driss El Yazami vient d’ailleurs de modérer une table ronde sur ce sujet lors de ce salon des Lettres du Maghreb. La première partie raconte le départ. Najat est une étudiante en biologie. Elle veut faire de la recherche. Mais comment va-t-elle faire pour partir ? Elle va recourir à quelque chose de très courant ici, à Oujda. Ma mère est d’Oujda, donc je connais bien cette ville. Elle se marie avec un cousin un peu éloigné qui va lui permettre d’aller en France. Quand elle arrive, c’est la deuxième partie du roman, c’est la confrontation à ce qui aurait dû être synonyme de liberté et qui se révèle porteur d’injonctions au même titre que ce qu’a pu être le Maroc pour elle.

Quels types d’injonction ?
C’est-à-dire qu’on est passé d’une injonction, disons, familiale, patriarcale, culturelle, à une injonction administrative pure, en France. Il y a vraiment tout un vocabulaire administratif que je développe dans le livre. Cela ne paraît pas très romanesque de parler de récépissés, etc. Mais j’avais envie de faire rentrer cette réalité dans les livres, parce que cela constitue le quotidien de milliers d’étrangers qui vivent en France. La migration, c’est se confronter à ces rouages administratifs français qu’on ne connaît pas, à cette bureaucratie qui peut très vite sembler insurmontable. Ainsi, la deuxième partie montre une femme qui lutte avec ses petits moyens pour que lui soit donné le droit de vivre légalement sur le territoire français.

Qu’est-ce qui fait la difficulté du parcours ? Est-ce que c’est un destin, un déterminisme social ?
Qu’est-ce que le choix ? Et qu’est-ce que le compromis ? Et qu’est-ce que le libre arbitre ? Est-ce qu’on a tous son destin en main ? Je pense qu’évidemment qu’il n’y a pas d’égalité de ce point de vue là. Il y a des gens qui ont une palette de choix beaucoup plus importante que d’autres. Et il y en a qui en sont rendus à survivre plutôt qu’à vivre. C’est pour cela que ce livre s’intitule Najat ou la survie. C’est pour cela que ce personnage s’appelle Najat, qui signifie littéralement «celle qui survit». Nous vivons dans un monde où des personnes doivent mettre en place des stratégies, non pas pour choisir leur vie, mais parce qu’elles réagissent a posteriori à des paramètres qui leur tombent sur la tête. Une administration qui serre les boulons, le taux de chômage, le manque de débouchés professionnels, l’injonction à se marier, l’injonction à arrêter ses études, l’injonction à rentrer dans le rang… Ce sont les autres, les contingences qui façonnent votre vie, plutôt que votre propre vouloir et votre propre aspiration. C’est vraiment le fond du roman.

Quelle est la responsabilité de l’écrivain, selon vous ?
C’est jeter la lumière sur ces parcours, les inscrire dans la littérature, parce que c’est quand même rarement abordé. Les sociologues en parlent évidemment, la recherche à ce sujet est très importante. Mais l’écrivain a ce rôle de sortir des concepts et de la théorie pour en parler de façon, disons, «à petite échelle». Quand je vais à Marrakech, à Tanger, à Casablanca, à Rabat… rencontrer des lecteurs, tout le monde me dit «Najat, c’est ma cousine, c’est ma tante, c’est la femme du voisin, etc. » Il y a cette envie, ce besoin de lire des histoires qui nous ressemblent, des histoires qu’on veut voir transposées dans la fiction, qui font notre quotidien. Je regarde ma famille, je regarde mon cercle proche, et je me dis qu’il y a des histoires qui méritent d’être racontées. Najat, comme dit mon éditrice, est une héroïne de l’ordinaire. La littérature n’est pas faite que pour les héros magnifiques, elle est faite aussi pour les héros ordinaires. Une autre responsabilité de l’écrivain, c’est de parler à ceux qui ignorent ces vies ordinaires. La plupart des Français ignorent les rouages de l’administration française et le droit des étrangers. Des Français me disent : «on est tombés des nues, on ne savait pas que c’était aussi compliqué». De cette façon-là, on peut faire toucher du doigt la réalité et arrêter avec les discours de l’extrême-droite. Ces discours extrémistes, l’écrivain est aussi là pour les contester.

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO


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