Interview. Paola Bacchetta: “Troublée par le mot “marabout”, j’en ai fait des cauchemars”
Paola Bacchetta
Professeure à Berkeley
Professeure à Berkeley, Paola Bacchetta a vécu en France, en Inde, au Brésil et aux États-Unis… Très active globe-trotteuse, elle est, entre autres, vice-chair pour la recherche au département d’études sur le genre, et directrice de l’Institute for Gender and Sexuality de sa prestigieuse université californienne. Actuellement, elle prépare et coordonne, avec Minoo Moallem, un livre en anglais intitulé «Fatema Mernissi for our Times» (Fatema Mernissi pour notre temps), à paraître cette année chez Syracuse University Press.
Vous avez traduit le texte d’un projet de film de Fatema Mernissi. Quelle est l’histoire de ce texte ?
Ce texte a été co-écrit en 1981 avec Jalil Bennani, Fatima Mernissi et Hamid Bénani. C’est un projet de film qui n’a jamais été réalisé, jamais publié. J’en ai pris connaissance lorsque Jalil Bennani était aux États-Unis, à Berkeley, lors d’un colloque. Je lui avais parlé d’un ouvrage collectif que je préparais sur Fatema Mernissi. Nous avions organisé un colloque sur elle et préparions donc ce livre, qui va très prochainement être publié, quand Jalil Bennani m’a parlé de ce texte inédit. Son sujet m’intéresse depuis très longtemps : la transe en tant que force libératrice des femmes, des femmes qui s’en servent pour changer leur vie, dans certains contextes. Il m’a donc envoyé le texte et m’a donné la permission de le traduire. Mais cette traduction a été un projet collectif.
Quel problème rencontre-t-on lorsque l’on traduit vers une langue qui a été une langue de colonisation ? Est-ce que son vocabulaire est neutre ?
Son vocabulaire est loin d’être neutre. Il est complètement saturé de pouvoir. On trouve ainsi, en 1981, dans le texte source en français, des mots qui ont été déconstruits aujourd’hui comme étant des mots orientalistes, coloniaux, etc. Je prends l’exemple du mot «marabout». J’ai été très troublée par ce mot, parce que j’avais déjà lu plein de choses sur cette exotisation des sanctuaires, etc. «Marabout», en français, est utilisé pour désigner tout et n’importe quoi, dans tous les pays du monde. C’est extrêmement homogénéisé, ce qui est un mécanisme raciste de base. Mais je pense qu’il y a des spécificités. J’ai rencontré les transes en Inde, ce n’est pas du tout la même chose qu’ailleurs dans le monde. Et en Inde même, ce n’est pas la même chose au Rajasthan que dans d’autres endroits. Donc, ça m’a beaucoup troublée cette histoire de «marabout», j’en ai eu des cauchemars. Dans les dictionnaires, parmi les définitions, il y a «homme laid» et «sorcier». C’est quand même incroyable ! Je n’allais pas reproduire ça. C’est complètement colonial et c’est inacceptable. J’ai fait appel à la collectivité et je suis revenue au mot en «darija».
Qu’est-ce que vous appelez une «inclusion meurtrière» ?
C’est un concept de Jin Haritaworn, qui a beaucoup travaillé sur l’inclusion des communautés racisées en Allemagne. Vraiment, ça vient de la diaspora. Cela désigne une forme d’inclusion qui passe par l’assassinat d’une partie de soi-même. Par exemple, en France, l’inclusion passe par l’assassinat de la culture, les femmes ne doivent pas être voilées et les hommes il faut qu’ils se comportent comme ça… On refuse maintenant des visas pour des raisons de ce genre. Il faut se conformer à un modèle d’être.
Pour être inclus, il faut assassiner une partie de soi-même. Mais dans le texte, c’est le contraire qui a lieu. J’espère que tout le monde pourra le lire, d’autant qu’il est très bien écrit. Ce texte est très ancré dans son contexte et le respecte énormément. Il n’a rien à voir avec une inclusion meurtrière.
Vous parlez de «silence stratégique». Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Il y a des silences stratégiques lorsque des personnes font le choix de refuser de parler, parce que si elles parlent, elles savent à l’avance que leur parole va être ré-encadrée d’une manière très oppressive. Alors, on va garder des choses pour soi-même, ne pas s’exposer, ne pas être vulnérable en face du colon, ou des gens qui ont du pouvoir, et qui vont interpréter à leur façon, mais qui ne sera pas forcément la bonne. On peut parler de beaucoup de rapports de pouvoirs différents à ce sujet. Le silence stratégique, c’est que je ne vais pas me révéler, parce que si je parle, de toute façon, on ne va pas me comprendre. On va tordre ma parole et lui faire dire autre chose que ce que j’ai dit.
Peut-on faire un lien entre les réflexions décoloniales et l’étonnante et soudaine visibilité d’un soutien aux Palestiniens aux États-Unis ?
La visibilité actuelle de la dénonciation de ce qui se passe en Palestine, à Gaza, du génocide qui dure depuis six mois, je pense qu’on la doit à une préparation du terrain commencée il y a longtemps. Le 9 juillet 2005, le BDS (boycott, divestment and sanctions) est arrivé aux États-Unis – au moment même de sa conception, car ce sont les Palestiniens qui l’ont conçu. Quand on signait au début, on était extrêmement marginalisés.
Maintenant, c’est beaucoup plus large, parce que ça dure depuis presque 20 ans. Il y a aussi la Jewish voice for peace, qui est maintenant très forte aux États-Unis. Ils ont joué un rôle fondamental, pour que l’Éducation fasse la différence entre être anti-sioniste et être anti-juif. Puisque dès que l’on est pour la Palestine, aux États-Unis, on est accusé d’être antisémite. La Jewish voice for peace est intervenue et a fourni un travail formidable pour faire avancer des choses. Il y a des organisations comme Students for justice in Palestine, qui a été fondée par un collègue de Berkeley, Hatem Bazian, qui est Palestinien.
Il y a des chapitres de cette organisation dans toutes les universités des États-Unis. Les collègues noirs ont fait beaucoup de choses dans la communauté noire. Angela Davis a eu un rôle fondamental. Elle a été en Palestine, pour y rencontrer des gens qui l’ont soutenue quand elle était en prison, il y a longtemps. Et puis elle a écrit, donné des interviews sur la Palestine. Il y a des films sur la Palestine… Et on a fait ça un peu avec toutes les communautés. Ainsi, ce n’est pas sorti en un jour, ce n’est pas tombé du ciel. Il y a eu une préparation politique de longue haleine.
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO