Culture

Cinéma : la glaçante Zone d’intérêt de Jonathan Glazer

La formidable Sandra Hüller interprète une dérangeante et banalement humaine épouse du directeur d’Auschwitz dans le film «La Zone d’intérêt» (2023), qui vient de sortir en DVD et Blu-Ray.

Le dernier long-métrage de Jonathan Glazer avait reçu une standing ovation de six minutes, à Cannes, en mai de l’an dernier. Son titre, «La Zone d’intérêt», reprend la nomenclature officielle nazie qui désignait une aire d’à peu près 40 km autour des camps de la mort. Le film se situe dans celle d’Auschwitz. Très précisément, Glazer nous montre la vie quotidienne de la famille du directeur du camp, un zélé fonctionnaire.

Son épouse est interprétée par l’actrice allemande Sandra Hüller. Elle a acquis une stature internationale avec ce film et celui de Justine Triet, «Anatomie d’une chute». Les deux ont été récompensés aux Oscars cette année. Autant dans Triet, elle jouait à merveille l’ambigüité d’une intellectuelle rattrapée par la chute de son mari et de son couple, mais aussi de celle de sa classe moyenne – une autrice à succès et un professeur universitaire n’avaient pas de problèmes d’argent, au XXe siècle, en tout cas pas à l’écran -, autant, chez Glazer, elle est glaçante par son humanité même.

Immersion
Le réalisateur a usé de cadrages froids. Il a confié s’être inspiré, pour beaucoup de séquences, de la mécanique de la télé-réalité : des plans fixes, pris comme depuis le plafond, comme le font les caméras de surveillance. Ce type de représentation, désormais familier à nos générations, réduit la distance qui pourrait se mettre entre le spectateur et le sujet. Ce ne sont pas des images d’archives.

La mise en scène est le plus souvent très orthogonale, un dispositif que Stanley Kubrick avait utilisé de main de maître dans son «Full metal jacket», pour souligner une rationalité – névrotique, dirait un psychologue – des personnages qui finit inévitablement par se faire subvertir par la complexité émotionnelle de la guerre du Vietnam, et, ici, le retour du camp refoulé.

Entre film et documentaire
Mais Jonathan Glazer reste tout à fait fidèle à l’idée commune durant l’immédiate après-guerre, et partagée par Primo Levi, que l’horreur des camps d’extermination ne saurait être représentée dans une fiction. C’est donc derrière le mur du jardin, d’où ne dépassent que les cheminées qui laissent deviner la puanteur, que l’abject se déroule. Devant, Madame Hedwig jardine, les enfants jouent dans la piscine et Monsieur le commandant Rudolf Höss fait cirer ses bottes par un prisonnier terrorisé, à qui il est cyniquement rappelé qu’il devrait être reconnaissant d’être affecté à cette tâche. L’objectif quasi documentariste de Glazer enregistre froidement les signes de dysfonctionnement, qui apparaissent tôt.

Ainsi, lors de la distribution aux femmes de la maison des chaussures, bijoux et fourrures des prisonnières assassinées, la joie affichée de madame Hedwig masque mal le désarroi de son personnel, qui ne peut malgré tout dédaigner des objets devenus rares à cause de la guerre. La visite de la mère de l’épouse du commandant est un moment fort, notamment par sa conclusion. Hedwig est de mauvaise humeur, ne voulant pas comprendre pourquoi sa mère est soudainement partie au petit matin, sans même dire au revoir. La séquence précédente nous a montré les deux femmes au jardin, buvant le thé, se félicitant de la réussite sociale d’Hedwig, dont on apprend qu’elle est partie de presque rien.

Or, c’est un point important de la grande histoire : le succès du nazisme a reposé d’abord sur son apparent succès économique. Hors d’Allemagne, peu de contemporains avaient noté que ce redressement, certes spectaculaire, était basé sur une économie de guerre. Certains collaborateurs français, lorsque leurs mains ne paraissaient pas trop sales, se sont défendus en 1945 en arguant qu’ils avaient été séduits par la sortie de crise économique, «sans avoir vu» le racisme du national-socialisme. Au troisième acte, Hedwig affirme qu’elle refuse de quitter la maison, alors que son mari est muté à Berlin. Elle a consacré trop de temps à la décorer, dit-elle, et se sent le «droit» d’y rester. Mais on a compris que c’est avant tout le symbole de sa «réussite». Sandra Hüller est formidable en bourgeoise s’aveuglant elle-même sur les conditions de son confort. Le problème n’étant évidemment pas ce confort – somme toute très moyen, vu d’aujourd’hui -, mais ce sur quoi il est appuyé.

Un surplus de pertinence
En recevant ses deux Oscars, Jonathan Glazer a déclaré qu’il refusait que sa «judéité et l’Holocauste soient détournés par une occupation». Qu’il ait parlé d’occupation avant de citer les actuels massacres de Gaza montre assez qu’il suit la question depuis longtemps, et qu’elle n’était sans doute pas étrangère à son intention première de faire ce film.

Dans le quotidien britannique The Guardian, du 14 mars, la philosophe Naomi Klein relevait, notamment, que Glazer a préféré parler «de nos similitudes avec les auteurs plutôt qu’avec les victimes», ce qui explique assez bien le malaise de beaucoup de spectateurs. Car, notait-elle aussi, la sortie en salle de «La Zone d’intérêt» s’étant faite cet hiver, alors, plus de standing ovation.

Le film «pourrait bien avoir souffert de quelque chose de rare dans l’histoire du cinéma : un surplus de pertinence, une surabondance d’à-propos». Heureusement, si l’on en croit l’actualité, beaucoup d’étudiants à travers le monde sont encore suffisamment libres de leur petit confort pour faire entendre une autre voix, entrevoir un peu de lumière pour l’avenir, sinon pour aujourd’hui.

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO


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