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Procédures fiscales : quand l’imprécision des “questions de fait” ouvre la voie à l’arbitraire

Le Maroc modernise ses procédures fiscales via l’accord à l’amiable, mais l’imprécision des «questions de fait» nourrit l’arbitraire. Entre rigidité procédurale et interprétations divergentes, la sécurité juridique des contribuables reste fragile. Décryptage des enjeux.

Le Maroc a institutionnalisé, via l’article 221 ter du Code général des impôts (CGI), l’accord à l’amiable comme mécanisme de résolution des litiges fiscaux. Cette avancée législative, introduite par la loi de Finances 2023 et davantage encadrée avec la loi de Finances 2025, vise à rationaliser les contentieux tout en garantissant les droits des contribuables. Pourtant, la distinction entre questions de fait et questions de droit, centrale dans cette procédure, soulève des ambiguïtés majeures.

Selon plusieurs analystes, cette séparation, «bien que fondamentale, laisse une marge d’appréciation propice à l’arbitraire, notamment lorsque les vérificateurs «reconquièrent» des bases imposables à partir d’éléments subjectifs».

Les procédures de rectification : un cadre légal rigide… en théorie
La procédure normale de rectification, régie par l’article 220 du CGI, s’applique aux principaux impôts (IS, IR, TVA) et retenues à la source. Elle repose sur un formalisme strict, articulé autour de deux phases de notification. La première lettre, notifiée dans un délai de trois mois après la fin du contrôle, détaille les redressements envisagés (motivations, montants) et accorde au contribuable 30 jours pour répondre. Ce délai, bien que court, est essentiel pour garantir un débat contradictoire.

En l’absence de réponse ou en cas de désaccord partiel, l’administration adresse une deuxième lettre sous 60 jours, fixant les bases définitives des impositions et ouvrant la voie aux recours devant les commissions locales ou nationales (CLT, CNRF). L’effet contraignant de cette procédure est double : la première notification interrompt le délai de prescription (Art. 232-V CGI) et plafonne les impositions futures, tandis que le silence du contribuable est assimilé à une acceptation tacite.

Une logique que Mostafa Rahib, ex-cadre des impôts, formateur et chercheur en fiscalité, critique dans une récente étude sur l’accord à l’amiable dans le CGI et les procédures fiscales. L’expert souligne qu’une présomption d’acquiescement, en l’absence de contre-pouvoir immédiat, peut fausser l’équilibre des droits entre l’administration et le contribuable.

Comme il l’explique ci-après : «Si le contribuable n’a pas émis d’observations, sur la totalité ou une partie des redressements, ceci vaut un accord.» (Première lettre).

«En cas de défaut de réponse, […] l’administration fiscale procède à la taxation sur la base des redressements notifiés.» (Deuxième lettre).

Ainsi, cette présomption d’acceptation tacite, combinée à l’impossibilité de contester les redressements devant les commissions avant la taxation, désavantage le contribuable. En revanche, la procédure accélérée (Art. 221 CGI), réservée aux situations critiques (cessation d’activité, fusion, liquidation judiciaire), accentue l’asymétrie en faveur de l’administration. Bien que le contribuable conserve un délai de 30 jours pour contester chaque notification, l’administration peut émettre des taxes dès la deuxième lettre, sans attendre l’issue des recours. Une célérité qui se justifie par l’urgence liée à des événements tels que la liquidation, où le délai de vérification est étendu au-delà de la prescription légale.

Toutefois, comme le relève notre interlocuteur, cette dérogation, bien que nécessaire, reste «ambiguë», car soumise à l’interprétation des vérificateurs. Par exemple, en cas de liquidation prolongée, l’administration peut vérifier des exercices prescrits, créant une insécurité juridique pour les entreprises en restructuration.

Ce cadre, bien que rigoureux, révèle une tension entre l’impératif d’efficacité fiscale et la protection des droits des contribuables, notamment lorsque les marges d’appréciation administrative se heurtent à l’imprécision des faits litigieux.

L’accord à l’amiable (Art. 221 ter CGI) : entre flexibilité et insécurité juridique
L’accord à l’amiable, introduit par l’article 221 ter du CGI, représente une avancée majeure pour résoudre les litiges fiscaux sans recours judiciaire, à condition que le contribuable renonce expressément à contester les questions de droit (interprétation des textes) et que les questions de fait (exemple : reconstitution du chiffre d’affaires) fassent l’objet d’une négociation distincte, fondée sur des éléments scientifiques ou interdisciplinaires, selon les termes de Rahib.

Toutefois, l’absence de définition légale claire des critères, distinguant fait et droit, entretient une ambiguïté préjudiciable. Par exemple, la reconstitution de la base imposable, souvent basée sur des méthodes d’évaluation (comparaisons sectorielles, extrapolations), relève-t-elle du fait – donc négociable – ou du droit, via l’application stricte de l’article 13 du CGI ? Une incertitude qui ouvre la voie à des interprétations divergentes, où le même élément peut être qualifié différemment selon le contexte ou l’appréciation de l’inspecteur.

L’imprécision des questions de fait amplifie ce risque d’arbitraire. La reconstitution des bases imposables, bien que légalement encadrée, repose sur des méthodes subjectives : un chiffre d’affaires non déclaré peut être estimé via l’analyse des actifs corporels, une pratique validée par la jurisprudence mais dont les résultats varient significativement d’un vérificateur à l’autre. L’expert souligne que ces méthodes, dépourvues de cadre normatif strict, transforment l’expertise fiscale en un exercice de pouvoir discrétionnaire.

«Les conventions amiables […] sont soumises à un cadre et à des conditions générales réglementés par le CGI. […] La distinction entre questions de droit et de fait révèle que l’appréciation unilatérale de l’administration […] peut être opposée par celle du contribuable», explique Rahib, qui souligne que l’absence de critères légaux stricts (exemple : liste exhaustive des questions de droit) permet à l’administration d’interpréter librement la loi, ce qui ouvre la porte à l’arbitraire.

Par ailleurs, l’absence de pièces justificatives (exemple : factures électroniques non fournies) permet à l’administration de taxer d’office (Art. 229 CGI), une règle dont les PME peinent à s’acquitter en raison de lacunes techniques, s’exposant à des sanctions que l’on pourrait qualifier de «disproportionnées» au regard de leur capacité de conformité. Elément que l’on pourrait déplorer.

Enfin, les accords à l’amiable peuvent impacter les reports de crédits de TVA ou de déficits (IS/IR), mais le CGI reste silencieux sur leur intégration dans la procédure. Pour éviter des distorsions futures, Rahib propose de dissocier ces ajustements de l’accord à l’amiable et de les traiter via l’article 221 bis CGI, une approche qui nécessiterait une réforme législative.

«Le traitement fiscal de cette question [les reports de crédit ou déficits] doit passer par l’application de la procédure de rectification de déclaration prévue par l’article 221 bis III, une fois que l’accord à l’amiable a été conclu», souligne-t-il.

Ainsi, si l’accord à l’amiable offre une flexibilité salutaire, son efficacité reste tributaire d’une clarification des zones d’ombre, où l’équité fiscale se heurte encore à l’opacité des pratiques administratives.

Des risques pour la sécurité juridique
L’imprécision des questions de fait, en alimentant l’arbitraire administratif, pourrait constituer un frein à l’attractivité économique du Maroc. Les entreprises étrangères, peu familiarisées avec les subtilités des pratiques locales, pourraient hésiter à investir dans un environnement où l’issue des litiges fiscaux dépend trop du rapport de force avec l’inspecteur. Une insécurité juridique qui décourage notamment les PME innovantes, déjà vulnérables face à la complexité des obligations électroniques. Face à ces enjeux, trois axes de réformes émergent.

Premièrement, une clarification législative : l’objectif étant de définir de manière exhaustive les questions de fait dans le CGI. Il s’agirait, par exemple, de codifier les méthodes de reconstitution du chiffre d’affaires (comparaisons sectorielles, ratios d’actifs) ou les critères d’évaluation des stocks, aujourd’hui laissés à l’appréciation des vérificateurs. Et pourquoi pas, uniformiser les pratiques de l’administration via des guides méthodologiques opposables, afin de réduire les interprétations divergentes entre régions.

Deuxièmement, un renforcement du contrôle juridictionnel est nécessaire : permettre aux commissions fiscales (CLT, CNRF) de statuer sur les questions de fait, et pas seulement sur les questions de droit, accélérerait les procédures et limiterait le recours systématique aux tribunaux.

Enfin, la transparence des négociations doit être érigée en principe. La rédaction obligatoire d’un procès-verbal détaillant les motifs de l’accord, comme suggéré par la note circulaire n°2/DCF/2016, créerait une traçabilité utile aux deux parties. Des mesures qui, combinées à une formation accrue des vérificateurs aux nouvelles technologies, restaureraient certainement la confiance sans sacrifier l’efficacité du contrôle fiscal.

Le Maroc gagnerait à clarifier ces zones d’ombre

L’accord à l’amiable, s’il marque une avancée vers une fiscalité plus collaborative, reste entravé par l’imprécision des questions de fait. Une ambiguïté, inhérente au contrôle fiscal, qui ne sera surmontée que par un dialogue renforcé entre l’administration, les contribuables et le juge, seul garant de l’équilibre entre légalité et équité.

Dans un contexte économique marqué par la nécessité d’attirer les investissements, le Maroc gagnerait à clarifier ces zones d’ombre, transformant ainsi l’arbitraire potentiel en opportunité de confiance renouvelée.

Soulignons que le Royaume a introduit des réformes pour encadrer davantage les accords à l’amiable entre l’administration fiscale et les contribuables, notamment avec la loi de Finances 2025, qui vise à améliorer la transparence et la confiance dans ces accords.

À cela s’ajoute le fait que la Direction générale des impôts a intensifié le traitement des dossiers d’accords à l’amiable pour désengorger les commissions régionales et nationales chargées des recours fiscaux, ce qui pourrait être lié à des efforts pour améliorer l’efficacité des procédures fiscales.

Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO



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