Économie de marché. Les nouveaux «gardiens du temple»

Ils sont «les gardiens du temple» de l’économie de marché au Maroc. En ce début de 2019, ces régulateurs sont enfin au complet. La création de ces instances a été un long chemin semé d’embûches. Coup d’œil dans le rétroviseur sur une genèse difficile.
«Le marché» libéral, en tant que «religion» économique au Maroc a fait fi des gardiens de ce temple. En quatre décennies de libéralisation économique menées par les gouvernements successifs (Alternance, y compris), ces institutions ont manqué à l’appel. Pourtant, ces organes sont essentiels pour réguler «le marché» et opérer des arbitrages entre acteurs économiques, qu’il soit État, entreprises privées ou publiques. L’année 2019 s’annonce fondatrice pour ces institutions de régulation économique. Leurs présidents ont été désignés et leurs équipes sont déjà en place. Leurs études et décisions seront décisives pour rééquilibrer des marchés jugés déséquilibrés par des consommateurs mécontents, comme en témoigne la dernière séquence du mouvement du boycott.
Réguler, c’est quoi au fond ?
«Réguler, c’est œuvrer à protéger l’équilibre d’un marché de biens et services», définit Kamal Mesbahi, professeur d’économie à l’Université sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès. «C’est aussi contrer toute tentative de prédation qui réduirait le bien-être social et fausserait le calcul économique. […]. Il s’agit en somme d’améliorer le fonctionnement d’un marché, sa coordination économique et d’apprécier le niveau de satisfaction des acteurs», poursuit ce spécialiste de ces questions. Parmi les manifestations de l’atteinte à cet équilibre, cet économiste cite : «la hausse artificielle des prix, une baisse consécutive des quantités, une réduction du surplus du consommateur au profit de celui du producteur ou encore l’entente au sein d’un marché oligopolistique». Au Maroc, ces cas de figure seraient légions, comme l’atteste des rapports (très) officiels. L’Institut royal des études stratégiques comme la Banque mondiale et avant eux le Rapport du cinquantenaire s’accordent à dire que l’économie marocaine est plombée par «la rente». Ces institutions se différencient dans les termes choisis mais se rejoignent sur ce constat.
Histoire de rentes
Le Rapport du cinquantenaire publié en 2005 rappelait les trois phases de l’économie marocaine. Après la période 1956-1982 marquée par la «gestation d’un modèle national de développement», arrive une deuxième étape (1983-1993), celle du Programme d’ajustement structurel (PAS). La troisième phase démarrée en 1993 est annonciatrice d’un ancrage néolibéral prononcé. «Libéralisation et ouverture seront les maîtres-mots de la période entamée en 1993. Elles trouveront leur traduction dans la poursuite de la libéralisation de l’économie, des programmes de privatisation ambitieux et la signature d’accords de libre-échange», décrivaient les auteurs du rapport général. Dans ce diagnostic réalisé à la demande du roi Mohammed VI, on pouvait lire la conclusion suivante : «Le secteur privé continue de souffrir de plusieurs problèmes. Les plus importants sont les lenteurs administratives et judiciaires et l’économie de rente». Durant cette période charnière, de larges pans de l’économie sont libéralisés : banque, assurance, télécoms, une partie de l’agroalimentaire, etc. Cette libéralisation n’est pas sans difficulté. Des secteurs bénéficiant de généreuses subventions continuent de détenir des monopoles juteux (produits pétroliers, farine, huile et sucre). En voulant protéger le pouvoir d’achat, les gouvernements ont fini par créer des monopoles. «La protection, en réduisant la concurrence, a permis l’apparition de rentes monopolistiques. Les entreprises bénéficiaires de cette situation ont profité de la hausse des prix, non pour investir dans la compétitivité par la qualité et l’incorporation de nouvelles techniques mais pour percevoir des surprofits», décrit une étude de l’Institut royal des études stratégiques (IRES) publiée en 2014. Une situation qui pousse la Banque mondiale en 2017 à faire de la lutte contre la rente «une priorité» pour l’économie marocaine. Dans son mémorandum «Le Maroc à l’horizon 2040» de 2017, l’institution financière internationale appelle à «renforcer la concurrence loyale et la lutte contre les rentes à travers le renforcement de l’autonomie et des pouvoirs des autorités de régulation, la réduction des rentes visibles (foncier, agréments, licences, autorisations, etc.) et des rentes invisibles (défaillances de régulation). «Le désengagement de l’État d’un secteur ne doit pas conduire à la création de «zones de non droit» d’où la création d’autorités de régulation qui, tout en étant le bras de l’État, s’en distinguent par leur indépendance», rappelle Rabha Zeidguy, professeure à l’École nationale supérieure de l’administration (ENSA). Pourquoi le Maroc a tant de mal à mettre en place un cadre général pour réguler la concurrence ?
Agences en série
Il a fallu attendre juin 2000 pour édicter une première loi sur la liberté des prix et de la concurrence. Soit une décennie après le début de la libéralisation. Cette réforme visait les objectifs suivants : «rendre le secteur privé plus compétitif, attirer les investisseurs étrangers et stimuler l’actionnariat populaire», résume Zeidguy de l’ENSA. Alors que la libéralisation connait son âge d’or dans les années 2000, les instances de régulation tardent à se mettre en place. Durant toute cette période, le Conseil de la concurrence demeure une instance consultative avec des pouvoirs limités. «Partout dans le monde, les phases de mise en place des autorités de régulation ont connu des épisodes plus ou moins longs de résistance de la part de ceux qui estimaient que celles-ci allaient réduire leurs «rentes», contrecarrer leurs «acquis», menacer leurs «intérêts». Le Maroc n’a pas échappé à cette règle», tempère Mesbahi, qui suit ces questions aussi en tant que membre de l’ONG Transparency Maroc. Il a fallu attendre la nouvelle Constitution de 2011 et la promesse de lutte contre l’économie de rente pour voir émerger une série d’institutions de régulation. La majorité des agences citées ci-dessous ont vu le jour durant les deux dernières années. Des institutions «stratégiques» dont le pouvoir de nomination est dévolu au roi Mohammed VI, marquant ainsi leurs poids dans l’architecture institutionnelle. D’autres agences devront émerger, notamment l’Agence des équipements publics dont le texte est en cours de discussion au Parlement. Le secteur de la santé n’est pas en reste. Après l’Agence nationale d’assurance maladie, c’est au tour du secteur du médicament de voir émerger une agence publique dédiée à la régulation d’un secteur névralgique et entourée d’importants intérêts privés et publics. Aujourd’hui en place, comment ces institutions peuvent-elles assurer leurs missions ?
La régulation et ses prérequis
«La régulation suppose un cadre réglementaire précis, des normes, des contraintes, un arbitrage ; voire des sanctions», énumère l’économiste Kamal Mesbahi. En termes de lois et de normes, le Maroc dispose d’un arsenal juridique suffisamment dense pour assurer cette mission de régulation. El Mehdi Fakir, économiste ajoute à ces rôles «une fonction pédagogique». «En plus d’être gendarme, un régulateur a un rôle d’abord pédagogique en adaptant ses lois et même en recourant à des dérogations pour réussir ses missions». Les ingrédients du succès demeurent connus et résument magistralement Kamal Mesbahi, économiste: «Des instances de régulation efficaces supposent une construction institutionnelle de qualité, des compétences élargies, une phase d’apprentissage plus ou moins longue, une maturation politique et économique acceptant l’idée qu’il va falloir les «laisser travailler en indépendance».
El Mehdi Fakir
économiste
«En plus d’être gendarme, un régulateur a un rôle d’abord pédagogique en adaptant ses lois et même en recourant à des dérogations pour réussir ses missions. Dans ces fonctions, l’intérêt suprême de la Nation doit primer».
Kamal Mesbahi
économiste
«Légitimité, compétence et neutralité sont les pré-requis des autorités de régulation. L’idéal étant que ces autorités ne soient pas sous l’influence du politique, de toute autre forme de Lobbying ou influence partisane».