Bug Fiscal : blocage des transactions immobilières faute de quitus

Traditionnellement, le mois de juillet est celui des MRE qui rentrent investir, vendre, acheter, transmettre… Aujourd’hui, c’est celui des queues interminables, des certificats de quitus introuvables et des promesses de vente bloquées dans les limbes d’un portail fiscal figé. Détails.
Blocage des transactions immobilières, certificats de quitus introuvables… la fusion TGR-DGI paralyse le marché en pleine saison des investissements des MRE, menaçant des millions de dirhams de transactions. C’est dans ce contexte que la récente publication de maître Mohamed Rachid Tadlaoui, notaire à Casablanca, n’est pas une simple plainte professionnelle. C’est un cri d’alarme révélateur de dysfonctionnements profonds aux implications économiques et sociales graves. Le tableau dressé est accablant. Que révèle cette crise, au-delà des files d’attente et des portails figés ?
Une histoire de modernisation qui tourne mal
La crise actuelle plonge ses racines dans une triple défaillance systémique : la fusion précipitée de l’article 139 du CGI, de la réforme de la taxe d’habitation et du transfert chaotique de l’assiette fiscale de la TGR vers la DGI. Comme le souligne Me Tadlaoui, cette transition s’est opérée dans un vide opérationnel absolu. «Pas de décret d’application clair, pas de période transitoire, pas de communication intelligible».
L’absence des prérequis fondamentaux – feuille de route, interopérabilité des systèmes, formation des agents et information des usagers – a transformé une modernisation théoriquement salutaire en un «désordre informatique». Une improvisation qui dépasse la simple panne technique. Elle constitue un échec organisationnel complet, où la précipitation a évincé toute méthodologie.
À cela s’ajoute le flou juridique de l’article 139 qui exacerbe ce chaos en générant une insécurité paralysante. Les contribuables sont plongés dans un brouillard fiscal : incertitude sur l’identité du redevable («s’il est encore redevable»), l’année d’imposition concernée («payer la taxe d’habitation de 2023 ou 2024») et l’entité collectrice légitime («à qui il doit la payer»). Une ambiguïté toxique qui bloque mécaniquement les certificats de quitus, clé de voûte des transactions immobilières, gelant ainsi les promesses de vente et paralysant un marché vital en pleine saison des investissements des MRE.
Le timing contestable
Le choix du calendrier d’implémentation est également dénoncé. «Justement, le seul paramètre qui a été important pour eux c’est le timing d’application, soit avant l’été, pour maximiser les recettes», réagit un analyste ayant requis l’anonymat, relevant une contradiction stratégique majeure. Juillet, période phare du retour des MRE et pic historique de leurs activités économiques (investissements, transactions immobilières, transmissions patrimoniales), a été sciemment retenu pour déployer une réforme inaboutie. Un ciblage temporel qui transforme l’opération «Marhaba», symbole d’accueil de la diaspora, en un piège fiscal perçu comme une captation opportuniste de recettes sur une population captive.
Les conséquences économiques sont immédiates et contre-productives. Tadlaoui constate amèrement que «les MRE repartent avec leurs devises… et leurs projets», un climat où «le fisc donne plus de migraines que d’opportunités». Une défiance qui érode l’attractivité du Maroc pour sa diaspora, pourtant source vitale de devises et d’investissements structurants.
En 2023, les transferts de fonds de la diaspora ont atteint un montant record d’environ 10 milliards de dollars, soit environ 100 milliards de dirhams (MMDH). En 2024, les transferts ont continué à croître, atteignant près de 108 milliards selon des données récentes, avec des prévisions pour 2025 autour de 123,7 MMDH. Des transferts qui représentent 7% à 10% du PIB du pays.
Ce qui en fait une source majeure de devises étrangères pour le pays. La diaspora, forte de plus de cinq millions de personnes, envoie principalement ces fonds depuis l’Europe (France, Espagne, Italie) et l’Amérique du Nord. Des ressources qui contribuent non seulement au soutien des familles mais aussi à la stabilité macroéconomique, à la réduction de la pauvreté et à la stimulation de la demande intérieure au Maroc.
L’ironie dans cette affaire réside dans le décalage entre l’objectif officiel proclamé – «renforcer la confiance et améliorer la transparence» – et la réalité d’un désordre qui incite les MRE à repartir avec leurs devises et leurs projets.
La crise de confiance : une bombe à retardement pour la relation contribuable-administration
Il faut souligner que la crise actuelle dépasse largement les dysfonctionnements techniques pour frapper au cœur du lien entre l’administration fiscale et les contribuables. L’«angoisse» des MRE, l’exaspération des «vendeurs excédés» et l’impuissance des «notaires désarmés» face à des «acheteurs bloqués» signalent une rupture de confiance durable à ne pas négliger. Des sentiments qui ne sont pas éphémères. Ils traduisent une méfiance profonde envers la capacité de l’État à mener des réformes dans le respect des usagers et une remise en cause de sa bonne foi.
L’échec absolu de la communication publique – aucun guide clair, aucune anticipation des ambiguïtés – laisse les contribuables dans un désarroi propice à la défiance. Comme le résume Me Tadlaoui par une métaphore éloquente, «le Maroc fiscal a sauté d’un système à un autre sans même regarder s’il y avait un parachute». Une image qui révèle une administration perçue comme déconnectée des réalités du terrain, indifférente aux impacts de ses décisions sur l’économie réelle et le quotidien des professionnels.
La «réforme sans pédagogie, sans transition, sans anticipation» est ainsi vécue comme une «bombe à retardement» qui a effectivement «explosé dans les mains» des acteurs, sapant la crédibilité institutionnelle et nourrissant un ressentiment susceptible de persister bien après la résolution des bugs techniques.
Des failles structurelles révélées
Disons que cette crise agit comme un scanner des défaillances chroniques de la gouvernance fiscale marocaine. Le choix du timing – déployer une réforme inaboutie en pleine opération «Marhaba» – illustre la primauté des impératifs politico-financiers à court terme (maximisation des recettes) sur l’efficacité opérationnelle et l’acceptabilité sociale. Un réflexe court-termiste qui s’ancre dans un déficit récurrent de conduite du changement.
En effet, l’absence criante de préparation, la formation négligée des agents et la communication bâclée prouvent que l’administration répète des erreurs pourtant identifiées dans de précédentes réformes, ignorant systématiquement les méthodologies éprouvées de gestion de projet. La paralysie soudaine du marché immobilier et des investissements des MRE expose également une vulnérabilité économique alarmante.
Enfin, le décalage entre le discours officiel («confiance», «transparence») et la réalité vécue («désordre», «angoisse», «bug») crée un risque majeur de délégitimation. Ce fossé entre la promesse politique et l’expérience concrète corrode l’adhésion aux politiques publiques et sape la crédibilité même de l’administration, transformant une crise technique en crise de légitimité aux conséquences durables pour l’attractivité économique.
Un signal d’alarme pour l’avenir
Et si cette «bombe fiscale» dénoncée par Maître Tadlaoui n’était pas qu’un simple incident technique ? Et si c’était la manifestation aiguë d’une approche des réformes fiscales et administratives qui néglige systématiquement les piliers du succès : clarté juridique, préparation opérationnelle rigoureuse, formation des acteurs, communication proactive et respect du contribuable ? Tout compte fait, l’urgence de réformer la fiscalité locale, reconnue par tous, ne justifie pas le «désordre» engendré. Le coût économique immédiat (transactions bloquées, investissements reportés ou détournés) et le coût social à plus long terme (érosion de la confiance, sentiment de mépris chez les MRE) sont disproportionnés.
Comme le résume le notaire, «personne ne conteste l’urgence de réformer… Mais une réforme sans pédagogie, sans transition, sans anticipation, c’est une bombe à retardement». Ce couac doit servir de leçon. Une réforme technique, aussi nécessaire soit-elle, ne peut aboutir sans une gouvernance humaine, transparente et respectueuse des acteurs économiques qu’elle impacte. La crédibilité future des réformes et l’attractivité économique du Maroc en dépendent.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO