Éco-Business

Badr Ikken : “Le Maroc ne doit pas se contenter d’exporter de l’énergie propre”

Badr Ikken
Managing Partner du cabinet de transition énergétique Gi2 Président du Conseil d’affaires Maroc-Allemagne de la CGEM

Pionnier de l’hydrogène vert au Maroc, Badr Ikken a dirigé pendant plus d’une décennie l’IRESEN, avant de fonder le cabinet Gi2 dédié à la transition énergétique. Fin connaisseur des dynamiques industrielles et des enjeux d’innovation, il revient sur la structuration de la filière marocaine, les projets récemment validés, les leviers de souveraineté industrielle et les perspectives de coopération.

Vous avez été l’un des premiers à structurer la vision hydrogène vert au Maroc. Avec le recul, comment jugez-vous l’évolution du pays entre les premières esquisses et les projets annoncés en 2025 ?
J’ai eu l’honneur et le plaisir de contribuer à la structuration de la filière dans le cadre des Hautes Orientations Royales, visant à mettre en place un cadre favorable à l’émergence d’une filière compétitive de l’hydrogène vert et de ses dérivés au Maroc.

Cette vision, que nous avons amorcée dès 2018 avec le lancement de plusieurs études de maturité technologique, d’opportunités sectorielles et d’opportunités socio-économiques et ensuite 2019 avec la création de la Commission nationale Power-to-X, s’est traduite par une feuille de route ambitieuse, la mise en place d’un cluster industriel dédié (Green H2 Maroc), et plus récemment par le lancement de l’initiative « Offre Maroc H₂ » initié par Sa Majesté le Roi.

Aujourd’hui, le Maroc est passé d’une dynamique exploratoire à une mise en œuvre concrète et structurée. Près d’une cinquantaine de projets ont été soumis, et huit d’entre eux, portés par des consortiums nationaux et internationaux, tels que NAREVA, OCP, ENGIE, TAQA, CEPSA, TEH2, CIP, AP Moeller Capital, ACWA Power, UEG et China Three Gorges, ORTUS, Acciona et Nordex, couvrent des applications allant de l’ammoniac vert aux carburants synthétiques, avec des volumes projetés de plusieurs millions de tonnes d’hydrogène équivalent à l’horizon 2030.

Cette dynamique est le fruit d’une approche systémique et bien pensée: une mobilisation foncière sans précédent (déjà 300.000 ha mobilisés sur une cible d’un million), une gouvernance multi-institutionnelle coordonnée, et un signal clair adressé au marché: le Maroc souhaite s’ériger en hub énergétique et industriel au service de la décarbonation européenne.

Le lancement de plateformes de tests, de recherche et appliquée et de formation dans le domaine comme GreenH2A, portée par OCP, UM6P, IRESEN et Green Energy Park à Jorf Lasfar confirme cette ambition intégrée et pragmatique d’accompagner la dynamique par une montée en puissance des compétences, de la RDI et de l’intégration industrielle.

Le Maroc vient de valider six projets industriels pour un montant de 319 milliards de dirhams. Selon vous, quels critères doivent guider leur mise en œuvre pour éviter une simple logique extractive ?
La réussite de ces projets ne doit pas être évaluée uniquement à l’aune des volumes exportés ou des montants investis, mais surtout par leur capacité à créer de la valeur ajoutée locale, des emplois pérennes et une véritable base industrielle. Trois leviers doivent structurer leur mise en œuvre.

Premièrement, l’intégration industrielle locale : le Maroc souhaite absolument transformer sa position de pays ressource en plateforme industrielle. Le coût total d’un projet intégré de 1 GW dans l’hydrogène vert, incluant les centrales renouvelables, les électrolyseurs, les unités de transformation, les infrastructures logistiques et les services associés, varie entre 20 et 30 milliards de dirhams. Cela signifie que, pour les 160 GW prévus à l’horizon 2040–2050, l’investissement cumulé pourrait dépasser 3.000 milliards de dirhams.

Ce volume ouvre une opportunité de structuration industrielle massive, et surtout, de création de plus de 6 millions d’emplois directs, indirects et induits. À condition que ces montants puissent être orientés de manière stratégique vers le développement de solutions locales, plutôt que vers des importations systématiques de solutions clés-en-main.

Deuxièmement, la priorisation des filières les plus matures : le Royaume du Maroc fait le choix intelligent de se concentrer d’abord sur l’ammoniac vert, pour lequel il existe déjà un marché domestique, notamment via le Groupe OCP et une infrastructure logistique opérationnelle. Contrairement à des usages comme la mobilité à hydrogène, qui nécessitent le déploiement d’infrastructures lourdes (stations à 700 bars, renouvellement de flottes..), l’ammoniac peut être produit, stocké et valorisé rapidement, ce qui en fait une filière économiquement viable à moyen terme.

Troisièmement, la mise en place d’infrastructures collectives: ports, terminaux d’exportation, postes électriques, raccordement au réseau haute tension, usines de dessalement mutualisées. C’est sur ce point que l’État souhaite jouer son rôle de facilitateur pour permettre aux projets d’atteindre la rentabilité économique et la compétitivité à l’export.

La chaîne de valeur de l’hydrogène repose sur des verrous technologiques. Quelles sont, selon vous, les priorités en matière d’innovation ?
Pour construire une filière marocaine compétitive, résiliente et génératrice de valeur, trois axes d’innovation et d’industrialisation doivent être simultanément développés et intégrés à la vision stratégique :

I. La structuration de filières photovoltaïque et éolienne nationales: le solaire photovoltaïque constitue une colonne vertébrale énergétique des projets d’hydrogène vert. Il est donc indispensable de développer et de renforcer la capacité de production locale des modules, à commencer par les composants intermédiaires comme les cellules, les trackers solaires et les onduleurs. Plusieurs entreprises marocaines sont en train de se rapprocher de partenaires internationaux, notamment asiatiques, pour établir des lignes d’assemblage et à terme des unités complètes de production de modules photovoltaïques.

Cette approche, inspirée des expériences réussies dans les batteries et l’électronique, vise à initier un transfert progressif de savoir-faire et de technologies, dans une logique de montée en puissance industrielle par paliers.
En ce qui concerne l’éolien, l’expertise nationale est disponible pour couvrir des maillons importants tels que les tours et les pales qui ont été, de par le passé, fabriqués localement et dont les écosystèmes industriels sont matures. A moyen terme, il serait même possible de se positionner sur les nacelles en s’alliant à des partenaires stratégiques.

2. La montée en capacité autour des technologies d’électrolyse: les électrolyseurs représentent aujourd’hui 20 à 30% du coût total de production de l’hydrogène vert. Leur disponibilité mondiale reste encore faible (moins de 30 GW produits annuellement), tandis que les seuls projets prévus au Maroc à horizon 2040 dépasseront largement les 80 GW.

Face à ce défi, plusieurs rapprochements sont en cours entre industriels marocains et fabricants internationaux pour implanter des unités d’assemblage ou de fabrication locale, notamment sur des électrolyseurs alcalins et PEM. Ces dynamiques concernent à la fois des groupes industriels structurés et des opérateurs technologiques émergents.

Le développement de la chaîne de valeur de l’ammoniac vert: le choix du Maroc de prioriser l’ammoniac vert, dérivé de l’hydrogène et utilisé massivement dans la production d’engrais est judicieux. Ce segment repose sur des technologies industrielles matures (procédé Haber-Bosch pour la synthèse de l’ammoniac, la séparation d’air pour l’extraction de l’azote, la compression et le refroidissement mais également le stockage) pour lesquelles le Maroc dispose déjà d’un socle de compétences, notamment grâce à des acteurs comme OCP, JESA et leur écosystème.

D’autres entreprises marocaines du secteur des équipements industriels, des systèmes de contrôle, ou de la logistique énergétique se positionnent aujourd’hui pour intégrer ces chaînes de valeur. Il est aussi intéressant de noter l’intérêt croissant d’entreprises internationales pour des partenariats industriels dans ce domaine, qu’il s’agisse d’acteurs allemands (Siemens Energy, Thyssenkrupp Nucera, Bosch, Sunfire), d’entreprises françaises (McPhy, Technip Energies, Genvia..), d’entreprises belge, néerlandaise, anglaise ou scandinave (John Cockerill, Proton Ventures, Supercritical, Nel Hydrogen..), ou d’entreprises chinoises (AEO Lon, Envision, JA Solar, Longi Hydrogen…)

En tant que président du Conseil d’affaires Maroc-Allemagne de la CGEM et cofondateur du Cluster Green H2, comment percevez-vous la dynamique de coopération internationale actuelle ? Le Maroc est-il suffisamment visible et crédible aux yeux de ses partenaires ?
Le Royaume du Maroc est aujourd’hui clairement perçu comme un acteur crédible, stratégique et structurant de la future économie de l’hydrogène vert. Cette crédibilité s’est construite progressivement, grâce à une approche systématique, inclusive et pragmatique.

Le Maroc a en effet mis en place un cadre favorable au développement de cette filière avec beaucoup de conviction et de cohérence. Il encourage le secteur privé à s’engager uniquement lorsque les projets sont économiquement viables, ce qui renforce la durabilité des investissements. C’est notamment le cas de l’ammoniac vert, priorisé car il peut atteindre la parité économique plus rapidement et répondre à une demande nationale réelle, plus de deux millions de tonnes d’ammoniac importées chaque année pour la filière des engrais.

À l’inverse, le Royaume a choisi de ne pas subventionner excessivement des filières immatures comme la mobilité urbaine à l’hydrogène, qui nécessitent de lourds investissements en infrastructures de ravitaillement en hydrogène, en équipements de transport spécialisés, et en soutien public à long terme.

Cette lucidité dans les choix technologiques renforce la confiance des investisseurs internationaux. Les résultats sont concrets : une cinquantaine de projets ont été soumis dans le cadre de l’Offre Maroc, dont huit ont déjà été présélectionnés. La plupart sont centrés sur la production d’ammoniac vert avec un démarrage visé dès 2027–2028. Le Maroc est également l’un des rares pays à avoir mobilisé à temps le foncier : un million d’hectares identifiés, dont 300.000 hectares mis à disposition dès la première phase. Cela garantit une mise en œuvre rapide des projets dès que les conditions de marché sont réunies.

À l’échelle internationale, cette vision est comprise et saluée. Le Maroc est identifié comme un partenaire structurant dans le hotspot énergétique le plus stratégique du 21e siècle : le corridor Europe-Afrique du Nord.

Dans cette perspective globale, les projections de la demande européenne illustrent l’ampleur du défi et des opportunités à venir. L’Europe affiche aujourd’hui une ambition claire de neutralité carbone à l’horizon 2050. Pour atteindre cet objectif, la demande en hydrogène bas carbone est estimée à plus de 1.200 TWh par an d’ici 2040, ce qui correspond à une consommation comprise entre 20 et 35 millions de tonnes d’hydrogène vert. Cette demande proviendra principalement des secteurs industriels (sidérurgie, raffinage, ammoniac, méthanol), des transports lourds et de l’aviation, ainsi que de la production d’électricité et de chaleur industrielle.

Dans ce contexte, le Maroc figure parmi les rares pays pouvant répondre à cette demande de manière crédible, tout en accélérant sa propre transition industrielle. Il bénéficie d’un positionnement géographique stratégique à proximité des hubs logistiques européens (Espagne, Portugal, France), et d’un potentiel renouvelable exceptionnel. À travers l’initiative “Offre Maroc”, il anticipe cette dynamique par la mutualisation des infrastructures portuaires, de transport, de raccordement, d’eau industrielle et de dessalement.

Le Maroc affiche une ambition à long terme sur l’hydrogène vert, mais les trajectoires technologiques ne sont pas toutes au même niveau de maturité. Comment articulez-vous, à votre niveau, cette vision en fonction des horizons court, moyen et long terme ?
Cette stratégie s’appuie aussi sur une priorisation pragmatique des filières selon leur maturité et leur potentiel de rentabilité à court, moyen et long terme :

Court terme : l’ammoniac vert, qui bénéficie d’une forte demande locale et d’une logistique maritime déjà maîtrisée. Le Maroc importe actuellement plus de 2 millions de tonnes par an à un prix moyen avoisinant 650 $/t ces dernières années, après des pics exceptionnels au-delà de 1.000 $/t en 2022. À partir de 2028, la production locale pourrait atteindre un coût compétitif de l’ordre de 650 à 700 dollars la tonne.

Moyen terme : le transport d’hydrogène vert par gazoduc, notamment via le projet Nigeria-Maroc permettant un mélange (blending) avec le gaz naturel pour l’Europe ou la production de e-fuels comme le méthanol ou le kérosène synthétique. Ces derniers sont prometteurs, notamment pour les secteurs maritime et aérien, mais encore 2 à 3 fois plus chers que les carburants fossiles, en particulier à cause des coûts élevés de captation du CO₂ et des exigences sur la provenance biogénique du carbone dans le marché européen.

Long terme : l’implantation industrielle directe au Maroc de filières utilisant l’hydrogène sur site, comme la production d’acier vert par DRI (Direct Reduced Iron), mais aussi des activités chimiques ou la production de matériaux de construction bas carbone.

L’engagement de la plus Haute Autorité dans une stratégie pérenne, l’élaboration d’une feuille de route claire, la création d’une taskforce hydrogène réunissant l’ensemble des parties prenantes, ainsi que le déploiement de plateformes de recherche appliquée telles que GreenH2A à Jorf Lasfar, constituent autant de signaux forts adressés à nos partenaires. C’est dans cet esprit que le Conseil d’affaires Maroc-Allemagne de la CGEM, que j’ai l’honneur de présider, œuvre à catalyser les synergies industrielles sur des sujets prioritaires, notamment l’énergie et l’hydrogène vert, afin de favoriser l’émergence de coentreprises et de développer une stratégie de colocalisation des chaînes de valeur.

Cette dynamique dépasse le cadre des projets individuels pour contribuer à l’ancrage d’une véritable stratégie industrielle bilatérale et multilatérale. Aujourd’hui, le Maroc est visible, audible et attractif. Il ne s’agit plus seulement d’exporter de l’énergie propre, mais de co-construire une filière industrielle verte, créatrice d’emplois, de valeur et de souveraineté énergétique et industrielle, pour le Maroc, et avec ses partenaires de la rive nord de la Méditerranée.

Sanae Raqui / Les Inspirations ÉCO



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