Le blues des étudiants en médecine
Les étudiants en médecine mènent le plus long mouvement de grève de l’histoire de ces facultés au Maroc. Les Inspirations ÉCO a rencontré les grévistes. Ils se confient sur les raisons de ce mouvement et sur l’avenir de leur formation.
Rabat, le 30 mai. Il est 13h, le soleil tape fort sur les artères du boulevard Mohammed V. La ville est une nouvelle fois devenue la capitale des mouvements sociaux. Sous ce soleil de plomb, les étudiants en médecine marchent pour une deuxième fois en autant de mois pour exiger «la satisfaction de leurs revendications légitimes». Gilets noirs, gilets orange ou gilets bleus, les étudiants en médecine ont troqué leurs blouses blanches pour ces couleurs, en signe de colère mais aussi de mobilisation contre ce qu’ils considèrent comme une «absence d’engagements formels et précis de la part des départements de la Santé et de l’Enseignement supérieur». Ce mouvement de grève, inédit par sa longévité et sa pugnacité n’est pas prêt de se terminer.
Étudiants désabusés
Ali est étudiant en deuxième année à la Faculté de médecine et de pharmacie de Marrakech. Il a déjà le blues. Lunettes de soleil et casquette vissée sur le crane, Ali ne cherche pas à cacher son amertume. «L’État pense que nous lui coûtons beaucoup trop cher. Il cherche à se débarrasser de nous et de l’ensemble des formations en médecine de qualité du secteur public», ironise-t-il. Houssam, Salah et Youssef, trois de ses collègues en cinquième année au sein de la même faculté se disent tout aussi désabusés. Houssam, le ton posé, tire à boulets rouges sur les décisions des ministères de la Santé et de l’Enseignant supérieur : «Ouvrir les concours d’internat et de résidanat aux étudiants du secteur privé, c’est signer l’arrêt de mort des facultés publiques. Ce sera un concours avec des chances inégales», pense-t-il.
Les trois raisons du désaccord
Il est 14h, les étudiants continuent de prendre possession de la place Mohammed V au quartier des ministères. Le siège du ministère de la Santé est tenu sous haute surveillance policière. L’ambiance demeure calme. Les étudiants entonnent des chansons au rythme des ultras du foot. Le trio des étudiants de la cinquième année continue leur salve contre la formation et son manque de cohérence. Youssef est tout aussi remonté contre l’organisation de la formation, le verbe est limpide : «La nouvelle réforme veut inscrire une mention pour la cinquième année. Sur le principe, l’idée peut paraître intéressante mais dans la pratique, c’est la porte d’entrée pour créer une inégalité entre les étudiants du privé et du public. Les facultés privées donneront les meilleures notes à leurs étudiants et favoriseront leurs chances de passer les concours d’internat et de résidanat. C’est le même scénario qui se déroule dans les lycées privées, connus pour gonfler les notes, qui se produira en médecine». Toujours à la place Mohammed V. Un membre du comité d’organisation portant un gilet bleu prend le mégaphone et commence à appeler les étudiants de chaque faculté. Les étudiants de Tanger, Oujda, Rabat, Casablanca, Fès et Marrakech sont présents. Manque à l’appel les étudiants de la faculté d’Agadir. «Ils ont un peu de retard», se contente un des porte-paroles des étudiants. Les étudiants gadiris ont été empêchés par les autorités de prendre les autocars depuis la gare routière de la capitale du Souss. Ils ont fait le déplacement en voitures, retardant le démarrage de la manifestation. C’est pour nous l’occasion de rencontrer Yassir, un des porte-paroles de ce mouvement. Portant son gilet noir, le front en sueur, il nous lance d’entrée de jeu : «Nous avons eu de très bonnes raisons de refuser cet accord». Cet étudiant de la faculté de Fès résume les trois raisons du blocage : «d’abord, le PV proposé par les deux ministères a passé sous silence certains de nos points revendicatifs. Ensuite, le projet d’accord comporte des formulations floues sur des points essentiels du dossier revendicatif. Des formes de rédactions qui ne peuvent nous protéger juridiquement à l’avenir. Ceci concerne surtout le point relatif au résidanat et sa réforme. Enfin, le PV ne se prononce pas sur deux points cruciaux de notre dossier. Tout d’abord, notre refus de l’ouverture du résidanat aux étudiants du privé. On ne peut pas mettre à la disposition des CHU publics le secteur privé. En deuxième point, la demande de supprimer la réforme des études en médecine dentaire faisant passer la formation de cinq à six ans». En résumant ces points de désaccord Yassir regrette que ces revendications ne soient que des exigences minimum. «Le mouvement actuel ne demande que la préservation de la situation actuelle des facultés. Or, cette situation est déjà déplorable. Nous voulions tant demander qu’on améliore les étudiants en médecine, mais on se voit contraint de défendre l’existant », glisse-t-il, avec désarroi.
Pas peur du privé
Sa collègue Salma, est étudiante en médecine dentaire à la faculté de Rabat. Fer de lance de ce mouvement avec d’autres membres de la Commission nationale des étudiants en médecine du Maroc (CNEM), elle est partagée entre déception et espoir. «Nous étions conscients des difficultés d’un parcours universitaire en médecine mais on ne pensait pas qu’on allait faire face à autant d’obstacles. Toutefois, je ne regrette pas d’avoir fait médecine», confi et- elle, laquelle reconnaît que «la formation n’est pas la meilleure qu’on puisse avoir et ceci par manque d’enseignants, de terrain de stages, d’hôpitaux et de matériels». Dans ce contexte en dégradation, elle s’étonne que les étudiants du privé veuillent concurrencer ceux du public pour étudier dans un hôpital délabré. «Le Maroc a besoin de former plus de médecins. Pour s’y faire, il faut équiper les hôpitaux et les facultés en conséquence », exige-t-elle. Salma dit ne pas craindre la concurrence des étudiants du secteur privé. «Un étudiant en médecine du public est passé par plusieurs concours et a bravé de nombreuses épreuves. La vraie réforme sera d’augmenter le nombre de places en résidanat au lieu du nombre de places très limitées actuellement», martèle- t-elle.
Des parents mobilisés
Ce mouvement des étudiants est soutenu par les parents présents aux côtés de leurs enfants lors de cette manifestation. De l’autre côté du boulevard Mohammed V et à quelques mètres du siège du ministère de la Santé, une centaine de parents tiennent une banderole où ils ont inscrit : «Les pères et les mères des médecins et des pharmaciens de demain protestent contre l’atteinte au droit de leurs enfants pour un enseignement public et de qualité», peut-on lire dans cette banderole écrite dans un rouge vif. Fatiha est mère deux étudiants au sein de la faculté de médecine de Rabat. Elle ne mâche pas ses mots : «Nous appelons les deux ministères à dialoguer avec les étudiants en tant en tant que personnes adultes au lieu de les infantiliser avec un discours paternaliste». Combative, elle renchérit : «les enjeux de ce mouvement dépasse le seul avenir du mon enfant. Oui mon fi ls et ses parents sont prêts à sacrifi er une année de sa vie universitaire pour que les Marocains puissent disposer d’un hôpital public de qualité». Il est 15 h, les manifestants accueillent l’arrivée de leurs collègues d’Agadir avec enthousiasme. La manifestation peut enfin commencer. Environ 15.000 étudiants ont marché au centre-ville de Rabat avec un mot d’ordre : «On préfère une année blanche qu’un avenir sombre», répètent en choeur les étudiants grévistes.
Ali
«L’État pense que nous lui coûtons beaucoup trop cher»
Houssam
«Ouvrir les concours aux étudiants du secteur privé, c’est signer l’arrêt de mort des facultés publiques».
Yassir
«Le PV proposé par les deux ministères ont passé sous silence certains de nos points»
«On préfère une année blanche qu’un avenir sombre».