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Transition démocratique. Carnets tunisiens

La Tunisie célébrera, en janvier prochain, le 7e anniversaire de sa révolution. Comme le Maroc, ce pays fait face à une vague de départs des jeunes. Une émigration dans un contexte social tendu.

Durant ce mois de novembre, j’ai séjourné à Tunis à deux reprises. Suite à mes rencontres, pérégrinations et lectures, je livre à nos lecteurs un carnet de voyage dans une Tunisie aux multiples défis. Ce reportage ne peut donner à voir toute la complexité, le bouillonnement social et culturel dans un pays en transition. C’est une invitation à découvrir, à appréhender la Tunisie comme un phare des libertés publiques et individuelles dans la région.

29 octobre: stupeur à Tunis
Le vol de RAM en provenance de Casablanca atterrit à l’aéroport Tunis-Carthage deux heures après un attentat terroriste ayant eu lieu sur l’avenue Habib Bourgiba, en plein centre de Tunis. Les voyageurs attendent les dernières nouvelles de l’avenue. La peur se lit sur le visage des étrangers. Notre chauffeur de taxi est imperturbable. Les Tunisiens, eux, s’acclimatent à ce nouveau contexte sécuritaire. Quelques heures plus tard, je me rends à l’avenue Bourguiba pour un reportage. La mythique avenue de la capitale est déserte. Cela est exceptionnel. Les hommes en uniforme sont sur le qui-vive. Ils interdisent aux journalistes de prendre des photos. Les restaurants et cafés, d’habitude bondés, sont peu prisés en cette triste soirée. Le contexte économique et social difficile réveille de vieux démons. «Seule l’Égypte a réussi sa révolution. La Tunisie a aussi besoin d’hommes forts», suggère un restaurateur. Plusieurs Tunisiens expriment leur nostalgie vis-à-vis du système Ben Ali.

30 octobre: le patronat veut «la paix sociale»
Les quotidiens consacrent une large couverture à l’attentat de la veille. Le traitement médiatique réservé à ce sujet est désastreux. Atteinte à la dignité humaine, très graves accusations sans preuve à l’encontre du parti Ennahda (islamiste), etc. Ce même jour s’ouvre à Tunis une rencontre onusienne sur la situation économique en Afrique du Nord. La rencontre se tient au siège de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), le patronat tunisien. Pour Samir Majoul, patron des patrons, «Il n’y a rien eu sur l’avenue Bourghiba la veille», balayant ainsi d’un revers de la main la question sécuritaire. Pour Majoul, la priorité est «l’investissement, la création d’emplois et de richesse». L’économie tunisienne se dirige vers une croissance de 2,8% en 2018 et une prévision de 3,5% pour 2019, le tout sous la conduite du FMI. Pour le patronat, la reprise passe aussi par «la paix sociale». L’UTICA, organisation primée par le prix Nobel de la paix en 2015, affiche des mots d’ordre à forte connotation sociale: «Initiative, responsabilité, travail, citoyenneté, prévoyance, performance et développement équitable». Une prise de conscience patronale dans un contexte social en ébullition. La proportion des jeunes qui ne sont ni scolarisés ni employés (NEET) s’élevait à 32,2%. Le nombre de jeunes femmes dans cette position représentait presque le double des jeunes hommes (42,3%).

1 novembre: la «harqua» de la jeunesse
Tunis est laissée à l’abandon. Les rues ne sont plus entretenues, les déchets ménagers empestent sous le soleil, les quelques jardins publics dépérissent. L’état des transports publics, pourtant indispensables pour la mobilité entre les quartiers périphériques et le centre-ville, se dégrade. La faute à la Révolution du 14 janvier? La faute aux communes démissionnaires? «C’était mieux du temps de Ben Ali», lance, nostalgique, Mohammed, un marchand de journaux sur l’avenue de Paris. Ces réflexions font sursauter Hichem Abdessamad, traducteur et chercheur en histoire: «Cette nostalgie demeure anecdotique. C’est une des manifestations de la colère populaire». Les Tunisiens expriment un sentiment d’insécurité et regrettent l’absence de l’État. «Les gens s’insurgent contre la perte de l’autorité de l’État et un laisser-aller. Mais parallèlement à cela, les Tunisiens sont contre la gabegie qui a marqué le règne de Ben Ali», tempère cet intellectuel. La jeune génération de l’après-révolution est impatiente de cueillir les fruits de cette insurrection. Au centre de Tunis, nous rencontrons Karim. Ce jeune s’occupe de vendre des puces de téléphone, en attendant de trouver mieux. «Il est difficile de trouver un travail décent. C’est pour cette raison que tout le monde veut quitter le pays», glisse-t-il. Ce départ est le résultat d’un système social bloqué. «De la précarité, du chômage, et de la vulnérabilité naît l’action et, plus encore, l’expérience de la harqua», observe le sociologue Samy Smida dans un texte publié dans l’ouvrage «Penser la société tunisienne aujourd’hui». Et d’ajouter: «L’impressionnant exode massif de plus de 20.000 Tunisiens qui ont réussi à toucher le sol de la supposée forteresse européenne exprime l’émergence d’un mouvement social capable de critiquer ce qui existe déjà. Le phénomène de harqua, qui a débuté durant les années 1990, portait déjà en son sein les indices annonciateurs des tensions entre les sujets et le système générateur de leur crise». La «harqua» est un mouvement de fond qui touche les NEET tunisiens comme les brillants étudiants de Tunisie. Au café du Théâtre national, situé sur la même avenue, je rencontre deux étudiants en classe préparatoire. Aymen est en classe scientifique, et Fadwa en littérature. Les deux partagent le même avis sur la dégradation que connaît l’université tunisienne. «Nous n’avons même pas le droit d’accéder à la bibliothèque. Un comble pour des étudiants en littérature», s’indigne Fadwa. Et Aymen de renchérir: «Le matériel qui est mis à notre disposition est complètement dépassé». Aymen, mathématicien en herbe, se voit déjà partir. «C’est le seul moyen d’aider la Tunisie. Rester n’est plus une option possible», lance-t-il avec détermination.

3 novembre: une république et deux Tunisie
Autre lieu, autres débats dans une Tunisie en ébullition. Ce samedi matin aux Archives nationales, j’assiste à la présentation de la version arabe de «Que vive la République! Tunisie 1957-2017», ouvrage collectif dirigé par Kamel Jendoubi, opposant historique à la dictature de Ben Ali et ministre sous l’ère de la nouvelle république. Ce livre-événement n’attire pas les foules. Nous sommes une dizaine à avoir fait le déplacement pour assister à la présentation faite par une des chevilles ouvrières du livre, Hichem Abdessamad. Cet intellectuel nous livre ses observations sur la Tunisie actuelle. Le premier constat majeur est «cette dichotomie entre «la Tunisie utile», celle des côtes, du grand Tunis avec sa classe moyenne et la présence de l’État». Cette Tunisie est celle que le régime Ben Ali a présentée au monde occidental. Depuis 2011, une autre Tunisie fait parler d’elle. «Cette Tunisie marginalisée, celle de l’intérieur et du Sud du pays, a toujours existé. D’ailleurs, il n’est pas étonnant que l’insurrection soit partie du Sud à Sidi Boussaïd», rappelle Abdessamad. «Soigner» cette fracture géographique et sociale est l’une des urgences du gouvernement tunisien.

16 novembre : les «prépondérants» de Tunis
Retour au théâtre national. C’est la 2e soirée dans le cadre des Assises internationales du journalisme. Patrice Bergamini, ambassadeur de l’Union européenne à Tunis, ouvre la soirée dédiée au thème «Médias et migration». Le diplomate livre un long discours, généreux, un brin donneur de leçons sur la responsabilité des journalistes dans une jeune démocratie, posture prépondérante dans cette Tunisie assaillie par les bailleurs de fonds internationaux, bienveillants, souhaitant assister la «seule» démocratie du monde arabo-musulman. On espère que cette assistance technique et financière ne se transforme pas en assistanat ou en tutelle… 

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