Culture

L’Aïta, ce blues marocain sacré à l’international !

Le week-end dernier a vu le sacre de l’anthalogie de l’Aïta qui a reçu le prix «Coup de cœur 2017» de l’Académie Charles Cros à Marseille. Un projet imaginé par Brahim El Mazned et soutenu par l’OCP Maroc qui sortira dans les bacs à partir du mois de mai. Deux années de travail qui ont levé le voile sur un art à préserver, un patrimoine marocain en voie de disparition.

Textes profonds, musique enivrante, l’«Aïta» a traversé les époques et les générations sans une ride et continue à susciter beaucoup d’émotions à chaque fois. Les chansons populaires sont des trésors, parfois cachés. Trop cachés même et Brahim El Mazned, manager culturel, directeur artistique du Festival Timitar d’Agadir, directeur de Visa For Music et directeur fondateur du Momex a décidé de rendre hommage à l’Aïta avec cette anthologie composée de 10 CDs représentant les 7 types d’Aïta enregistrés par quelques 300 artistes dans le studio Hiba à Casablanca. Ces CDs sont accompagnés d’un livret illustré par des photos d’archives et des photos prises lors des enregistrements ainsi que par des textes majeurs. Réalisé par l’Association Atlas Azawan à l’initiative du programme Culture et patrimoine de la Fondation OCP, ce projet est né de la volonté de conserver et valoriser un patrimoine musical marocain séculaire en lui redonnant la place qu’il mérite, lequel vient de recevoir une distinction des plus méritées. L’anthologie du patrimoine musical d’Al Aïta, cet art ancestral développé dans différentes régions marocaines a reçu le prix «Coups de cœur» 2017 de la catégorie «Musiques du monde» de l’Académie Charles Cros lors de la cérémonie organisée dans le cadre du Salon marché de Babel Med Music de Marseille du 16 au 18 mars.

Le blues de la mémoire collective
Art né dans les campagnes marocaines, l’«Aïta» signifie «cri». Ce cri qui sort des tripes et qui vient conter des louanges divines, exprimer une douleur partagée, dénoncer la répression ou repousser l’occupant, mais aussi chanter l’amour, ses bonheurs et ses souffrances. L’«Aïta» était un véritable moyen de s’exprimer, de faire passer des messages mais surtout de s’évader. Les moussems, les fêtes sous les tentes pour célébrer la fin de la mousson ou pour célébrer des moments heureux de vie. «Les artistes, témoins de leur époque nous ont transmis chacun selon son genre, l’histoire d’une époque en inscrivant les bonheurs, les luttes, les évolutions, les révolutions et les interactions qui ont façonné leur vie et celle de leur communauté à travers le temps», confie Brahim El Mazned passionné des musiques du Maroc depuis toujours et en particulier de ce patrimoine immatériel qu’il voit souffrir depuis des années. À travers l’anthologie de l’Aïta, art à l’origine rural, féminin par définition, le passionné de musique souhaite transporter à travers les régions du Maroc et offre aux oreilles les mélodies et les chants propres à chaque type d’Aïta qu’un auditeur aguerri saura distinguer.

Pour le novice, le livret didactique lui ouvrira les portes de ce patrimoine musical. Quoi qu’il en soit, l’expérience d’écoute de cette collection tient ses promesses, le son des bendirs, des tambourins, du meghroune, du luth, de loutar ou du violon porte les voix des cheikhates et chioukhs. Parce que l’anthologie parcourt l’ensemble des régions et que chaque région a sa «Aïta», telle une synthèse de faits historiques, culturels et sociétaux qui reviennent aux origines séculaires du Maroc. Elles sont sept au total. L’Aïta Merssaouia qui fait référence au port de Casablanca représente ces populations rurales qui ont trouvé refuge dans le port de la ville blanche. Au début du XXe siècle, les conditions de travail étaient difficiles et mal rémunérées et cette complainte musicale est née dans ses quartiers où le quotidien n’était pas de tout repos. Contrairement aux campagnes où les femmes étaient actives, en ville, elles se retrouvent réduites au statut de mères et d’épouses. L’anthologie révèle que c’est de là qu’est né le travail des «chikhates». En situation financière difficiles, ces femmes travaillaient la nuit dans des cabarets en combinant ce travail avec une vie de famille la journée. L’Aïta Merssaouia est née dans ce terreau.

Cette forme s’est modernisée en y ajoutant de nouveaux instruments comme le Oud. Elle est l’héritière urbaine de l’Hasba qui a trouvé dans ces territoires un nouveau souffle, notamment à El Jadida et à Settat. L’Aïta Hasbaouia d’ailleurs renvoie à la région de Safi qui puise des sujets de société de tribus en proie à l’injustice. Le Hasbaoui renvoie à la région d’Abda, territoire agricole riche. De grandes fêtes et de grands moussems ont permis à cette forme d’Aïta de s’épanouir de la richesse de l’Aïta Hasbaouia.

Autre genre venu du nord, l’Aïta Jeblia puise sa source à Tanger, Tétouan, Chaouen, Taounate, Ksar El Kbir et a connu la gloire avec des chioukhs comme Ahmed Lgerfti, Mohamed Laaroussi, Britel et Lkhmissi. Cette forme de Aïta est connue par son côté poétique et sa grande manipulation des mots avec grâce. On y chante la nature et sa beauté, la vie dans les montagnes tout en gardant un aspect nationaliste, soit en défendant le pays contre l’occupant. Quand à l’Aïta Zaaria, elle englobe la région de Rabat-Salé-Zemmour- Zaër en s’étendant jusqu’à Beni Mellal et Khouribga, mais avec quelques spécificités puisqu’elle s’appelle Aïta Ouardigh du côté de Rabat et Aïta Mellalia du côté de Beni Mellal. Une forme de Aïta qui est en lien directement avec le monde de l’agricutlure et qui est connue pour utiliser le violon, le tambourin et le Oud. Une forme riche et technique qui poussait les Chikhates à rivaliser entre elles pour montrer leur maîtrise et l’étendue de leur talent. Les figures emblématiques de cette forme de Aïta demeurent Cheikha Kharbouaa ou encore Chikha Zahra. Puis, il y a la Aïta Chaidmia qui semble avoir résisté au temps et avoir subi le moins de changements. Représentative de la région de Safi-Essaouira, elle est à la fois moins connue que les autres mais plus brute. Elle utilise des instruments basiques tel le Megroune, cette sorte de double flûte.

Le groupe Berkhiss en est l’un des derniers héritiers. Plus du côté de Marrakech, à Kalaat Sraghna, Ben Guérir, Rhamna, la Aïta Haouzia est connue pour être chantée par des voix masculines avec un rythme plus accéléré et une composition simple. Tout le contraire de l’Aïta Filalia, appelée «Beldi», qui s’avère être un cas d’école qui renseigne sur la déclinaison des genres de l’Aïta sur les différents territoires du Maroc. Couvrant la région de Tafilalt, elle est liée au Cheikh Mohamed Baout qui excellait dans l’art de la Aïta et a voulu s’inspirer de la Aïta Merssaouia en migrant à Casablanca. Un parcours atypique qui a enrichit son art auquel il a même ajouté l’accordéon et la mandoline, qui n’en font plus partie depuis.

Puiser dans le passé pour entrevoir l’avenir
Le travail de cette anthologie, c’est de rendre hommage à un art ancestral, certes, mais c’est surtout retrouver des pièces maîtresses de l’histoire pour les figer dans le temps. Pour ne pas oublier la mémoire. Conçue dans une démarche documentaire souhaitant souligner la façon dont l’Aïta a enrichi le répertoire marocain, cette anthologie se veut avant tout l’expression d’un art vivant que les artistes-interprètes venus de plusieurs régions du Maroc ont porté jusqu’à la capitale économique du royaume pour enregistrer leur musique dans un studio professionnel.

Cette anthologie est composée de 10 CDs représentant les 7 types d’Aïta enregistrés par quelques 300 artistes dans le studio Hiba à Casablanca. Ces CDs sont accompagnés d’un livret illustré par des photos d’archives et des photos prises lors des enregistrements ainsi que par des textes majeurs. «J’avais une collection assez importante de vinyles de Aïta et suite à une conversation avec Souad Azeroual de la Fondation OCP, nous sommes allés au Festival de l’Aïta et on a vu à quel point ce patrimoine est riche et son besoin d’être préservé valorisé. J’ai proposé donc cette anthologie qui a demandé beaucoup de moyens.Le dossier a été accepté», confie Brahim El Mazned qui a décidé de regrouper plusieurs artistes, ambassadeurs de la Aïta dans un même studio d’enregistrement pendant 1 mois. Plus d’une soixantaine de chansons de toutes les régions du Maroc et des musiciens qui n’ont pas joué depuis des années et ont décidé de participer à cette aventure pour l’amour du métier et de la musique. «Je suis ravi d’avoir enregistré des artistes qui n’ont jamais enregistré, tout du moins dans de bonnes conditions. On a eu des gens qui n’ont pas chanté depuis des années. L’Aïta a un rôle sociétal énorme», continue la même source. Un rôle qui a tendance à s’oublier.

En effet, cette forme d’art est en voie de disparition dans certaines régions. «Autant on a une relève dans les chaabi, gnaoua, fusion, autant dans la Aïta pure, on a du mal. Dans les régions reculées, elle est assez préservée. Aïta Melalia tend à disparaître, le Beldi, dans les régions de Rachidia, il reste très peu de groupes qui pratiquent cette musique». Des figures emblématiques comme Hajja Hamounia, Fatna Ben Lhoucine, Bouchaib El Bidaoui, Maréchal Kibbou, Chikh Daabaji ou Ouled Bouazzaoui ont contribué à faire vivre cet art, à lui redonner un second souffle, mais qu’en est-il de la jeune génération ? Un projet qui pose les bonnes questions et qui permet à la Aïta de voyager, de renouer avec le passer, de continuer à perpétuer l’héritage à travers les jeunes et surtout de s’exporter dans le monde.

En effet, l’anthologie aura sa place, dès mai prochain dans toutes les plus grandes bibliothèques du monde. «Ça me donne envie d’aller encore plus loin. C’est une mine d’or. J’ai envie de travailler sur d’autres registres et des répertoires que je connais moins. Il y a tant à faire». 



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