Lionel Zinsou : “L’industrialisation est la clé de l’avenir de l’Afrique”

Lionel Zinsou
Économiste, ex-Premier ministre du Bénin
L’Afrique est vouée à un avenir meilleur, mais encore faut-il utiliser les atouts à bons escient. Ancien Premier ministre du Bénin, économiste et financier, Lionel Zinsou analyse les défis de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et les conditions pour en faire un levier de développement. Il plaide pour une réforme fiscale ambitieuse, un changement de perception sur la dette africaine et surtout une montée en puissance de la transformation locale des matières premières. Selon lui, l’industrialisation et la baisse du coût de l’énergie offrent au continent l’opportunité de convertir sa croissance économique en emplois durables.
Quels leviers faut-il activer en priorité pour faire de la ZLECAf un moteur réel de croissance pour le continent ?
Dans le domaine de l’énergie, le Maroc est déjà un exemple. Avec la centrale solaire Noor et ses parcs éoliens terrestres et en mer, il produit une électricité parmi les plus compétitives au monde. Ce savoir-faire industriel peut être exporté ailleurs sur le continent.
Mais il n’y a pas que l’énergie. Le Maroc est présent dans l’industrie légère comme dans les mines, dans la construction accessible aux ménages modestes, dans les télécoms, ou encore l’ingénierie. C’est un pays pionnier dans beaucoup de technologies. Son atout majeur, c’est aussi sa ressource humaine, formée rapidement et efficacement, au Maroc comme à l’étranger. Cela limite les risques de goulots d’étranglement pour sa croissance. Mais pour qu’une intégration économique soit au point, cela nécessite des années. L’Union européenne, par exemple, a été pensée dès 1945 mais n’a abouti au marché unique qu’en 1992.
L’Asean ou le Mercosur ont suivi le même chemin. Il faut harmoniser les normes techniques et fiscales avant d’abolir les droits de douane. Or, en Afrique subsaharienne, ces droits représentent encore près de la moitié des recettes fiscales. On ne peut pas les supprimer sans réformes profondes, telles que l’introduction de TVA, d’impôts sur le revenu, sur la consommation ou sur le capital. C’est un vaste chantier, mais incontournable pour que la Zlecaf fonctionne.
Le retour de l’inflation et la hausse des taux nourrissent les craintes de crise de la dette souveraine en Afrique. Partagez-vous ce risque ?
Tout le monde répondra oui, mais il faut comprendre pourquoi. La dette publique a augmenté partout, pas seulement en Afrique, à cause de la pandémie, des crises géopolitiques et de la nécessité de soutenir les économies.
La différence, c’est la perception du risque. Un pays africain avec un ratio dette/PIB équivalent à celui de la France paiera trois fois plus cher ses emprunts et sur une durée deux fois plus courte. C’est une injustice historique, l’Afrique n’est pas plus fragile que les autres. Elle est même le seul continent à être neutre en émissions nettes de gaz à effet de serre et pourtant elle reste un continent à risque sachant que tous les chocs subis restent exogènes.
Comment garantir alors l’accès aux financements ?
Il faut d’abord changer de regard. Investir en Afrique n’est pas plus risqué qu’ailleurs. C’est même rentable et indispensable. Le continent détient les ressources critiques de la transition énergétique (cobalt, cuivre, étain…). Soutenir les États africains pour qu’ils puissent les mettre sur le marché mondial est dans l’intérêt de tous. Nous faisons face à des chocs mondiaux dont l’Afrique n’est pas responsable. Il faut donc plus de solidarité internationale. Mais au-delà de la solidarité, c’est aussi un intérêt stratégique pour le reste du monde.
Les économies africaines affichent une croissance élevée, mais le chômage reste important. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Il est vrai que l’on observe un paradoxe même dans les pays qui réussissent comme le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Bénin ou encore le Rwanda. Malgré une croissance soutenue, l’accès des jeunes au marché du travail reste limité, et près de 30% de la population demeure vulnérable. Autrement dit, la croissance est réelle, mais elle est très peu ressentie par les populations. Nous savons désormais pourquoi et comment corriger ce paradoxe.
La baisse du coût de l’énergie, grâce au solaire, à l’éolien, à l’hydraulique ou même au nucléaire civil, change la donne. Ces sources décarbonées rendent les projets industriels beaucoup plus rentables. Le problème, c’est que l’Afrique a longtemps exporté des matières brutes (pétrole, cacao, café, coton…) en laissant la transformation aux autres continents. Or, c’est cette transformation qui crée des emplois, mais ailleurs, en Asie notamment.
Voyez-vous une inflexion dans cette tendance ?
Oui, elle est déjà en cours. Dans mon pays, par exemple, nous allons bientôt transformer la totalité de notre coton sur place. Cela signifie que les revenus et la masse salariale qui partaient à Shanghai ou à Dhaka resteront désormais en Afrique.
Au Maroc, c’est visible dans les pôles industriels de Tanger ou dans les projets à Dakhla. La valeur ajoutée locale s’impose, et, avec elle, des emplois. Car la différence pourrait être énorme. Si l’on se contente d’exporter du coton brut, on génère environ un milliard de revenus. Mais si l’on ajoute la filature, le tissage, la confection, le packaging, la création de marques, ce milliard peut devenir trois milliards, soit six fois plus de masse salariale.
C’est ainsi que l’on passe d’une croissance sans emploi à une croissance créatrice d’emplois. Et rien n’ira plus vite, en termes d’impact, que l’industrialisation.
Maryem Ouazzani / Les Inspirations ÉCO