Tourisme : le tsunami numérique met les voyagistes au pied du mur

Alors que le tourisme amorce un cycle de forte croissance avec quelque 104,7 milliards de dirhams de recettes et 17,41 millions d’arrivées en 2024, plus de la moitié des agences de voyages seraient de fait au bord du dépôt de bilan. Faute d’avoir anticipé le changement de comportement d’achat du client, la profession est condamnée à se réinventer en étendant son portefeuille d’activités. L’embellie du business de la Omra ne suffira pas à éviter la casse. Décryptage.
Les voyagistes marocains sont dans une situation paradoxale. Alors que les indicateurs du tourisme – 104,7 milliards de dirhams (MMDH) de recettes en devises et 17,41 millions d’arrivées en 2024 – battent tous les records, la majorité des agences de voyages traversent «une situation dramatique».
Sur les 2.000 recensées dans le Royaume, la moitié serait en veilleuse, selon les estimations de la Fédération nationale des agences de voyage du Maroc (FNAVM). Alors que la demande internationale des séjours vers le Maroc a repris de manière spectaculaire (+20% l’an dernier), ces agences ne doivent leur survie qu’au dynamisme du tourisme religieux, notamment la Omra.
Le plus étonnant dans cette crise qui frappe les voyagistes, c’est le contraste avec la forme qu’affiche l’outgoing, une activité que devrait en principe capter les agences de voyages. En effet, les ménages marocains ont dépensé 24 MMDH au titre des voyages personnels à l’étranger, selon les derniers chiffres de l’Office des changes.
Dans ce paquet figurent, en effet, les voyages d’agrément, les soins médicaux, les frais de scolarité, le pèlerinage à la Mecque et la Omra. Normalement, cette embellie devrait rejaillir sur la situation économique des agences. Il n’en est rien, confirme un professionnel. Il y a encore deux ans, l’émission des billets d’avion représentait 30% des dépenses de voyages à l’étranger, ce qui permettait aux voyagistes de «sécuriser» un peu leurs revenus.
Sur les vols intérieurs, les agences facturent 120 dirhams de frais de service au client, 240 sur les vols moyen-courrier et 480 sur les réservations en business class. Or, pour le même billet, si le client l’achète via le site de la compagnie aérienne, il réalise au minimum une économie équivalente aux frais que lui facture l’agence de voyages. La billetterie des compagnies aériennes, qui constituait jadis un matelas de sécurité pour les voyagistes, est en train de se rétrécir à la faveur de la montée en puissance de la désintermédiation.
Les T.O. ne captent plus que 35% de l’activité
La vague numérique dans l’industrie des voyages et la transformation radicale du comportement d’achat des touristes ont fait de gros dégâts chez les voyagistes marocains même si ces derniers se défendent de ne pas avoir anticipé ces changements.
Pourtant, le décrochage structurel des voyages à forfait devait sonner comme un avertissement pour la profession. Il a fini par faire éclater le modèle économique des intermédiaires. Au Maroc, les flux d’activités des T.O représentent aujourd’hui tout au plus 35% des séjours, même si Agadir continue d’afficher une moyenne bien plus élevée grâce à la densité de ses clubs «all inclusive». Avec un taux d’occupation moyen de 75% en 2024 au niveau national, le «tout-compris» connaît une seconde vie, car répondant mieux aux contraintes du pouvoir d’achat de la clientèle, explique un opérateur.
L’essentiel des 17,4 millions de touristes internationaux ayant séjourné au Maroc l’année dernière n’ont pas emprunté les circuits «historiques» auxquels semblent s’accrocher une partie des voyagistes. Les plateformes en ligne comme Booking.com ou Expedia, très présentes sur le marché national, sont directement accessibles pour les voyageurs. Ces derniers peuvent rechercher et réserver des vols, des hôtels et d’autres services touristiques sans nécessairement passer par une agence.
En effet, réserver un billet d’avion et une chambre d’hôtel n’importe où dans le monde est aujourd’hui à la portée de n’importe quel clic de souris sous réserve de disposer d’une carte de crédit. Les défenseurs du net mettent surtout en avant la possibilité d’obtenir des prix moins chers. C’est vrai dans certains cas car le consommateur évite d’éventuels frais de dossier facturés par l’agence. Les plateformes de réservation elles-mêmes agissent comme intermédiaires entre les hôtels et les clients, permettant à ces derniers de comparer les tarifs et les avis sur une structure pour prendre une décision «éclairée». Chez la plupart des voyagistes interrogés, on n’est pas loin du déni.
De manière unanime, ils fulminent contre «la concurrence déloyale des grandes plateformes de réservation en ligne, des hôteliers et de l’activité informelle des petits acteurs qui vendent des voyages sur les réseaux sociaux».
Ils réclament encore plus de protection de leur métier et disent ne pas comprendre que Booking.com continue de vendre des réservations hôtelières aux Marocains résidant au pays alors que la même prestation lui est interdite en Turquie. Comme à l’âge d’or des années quatre-vingt-dix, les voyagistes marocains demandent une nouvelle digue de protection réglementaire. Comprenez, de nouvelles barrières à l’entrée dans un secteur dont le modèle économique vole en éclats.
Les voyagistes qui ont anticipé l’impact de la transformation numérique sur leur métier ont élargi leur activité à d’autres services dont la vente de tickets de train et des formules intégrant la location des voitures. Une réforme du Code des assurances envisage de leur ouvrir la possibilité de vendre des polices d’assurance. Mais les courtiers d’assurance se dressent déjà contre cette nouvelle concurrence potentielle.
Abashi Shamamba / Les Inspirations ÉCO