Amnistie sur le cash : ne vous attendez pas de sitôt à une nouvelle opération
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L’opération de régularisation du cash menée en 2024, ayant généré 125 milliards de dirhams déclarés, a suscité débats et interrogations. Alors que certains plaident pour sa reconduction, Younes Idrissi Kaitouni, patron de la Direction générale des impôts (DGI), affirme qu’une telle initiative ne sera pas renouvelée. Zoom sur les raisons structurelles, fiscales et stratégiques qui excluent une nouvelle opération de régularisation.
Dans un contexte où les attentes économiques et les critiques sur l’informel fusent, une question persiste :
pourquoi ne pas relancer l’opération de régularisation du cash ? D’autant plus que la frénésie des derniers jours donne à penser qu’il y a beaucoup plus de cash qui n’a pas été régularisé. Rappelons que lors de la précédente opération en 2024, 125 milliards de dirhams avaient été mobilisés. Lors d’une récente conférence-débat, Younes Idrissi Kaitouni, à la tête de la Direction générale des impôts (DGI), a clos ce sujet avec une réponse, à la fois technique et stratégique qui mérite d’être analysée.
Trois piliers
Le chiffre de 125 milliards de dirhams régularisés, dont 48 milliards déclarés directement à la DGI et 77 milliards anonymisés via les banques, marque un point final irréversible.
«Il n’y aura pas une autre opération. C’est la deuxième fois de l’histoire du Maroc que cela a lieu», a assené le patron du fisc.
Cette position ferme repose sur trois piliers interdépendants. Premièrement, l’objectif de l’opération était avant tout symbolique et stratégique, et non fiscal : avec seulement 6 milliards de dirhams de recettes sur deux ans (1% du total des recettes fiscales), il s’agissait moins de renflouer les caisses publiques que de «tourner une page et entamer un dialogue sain avec les contribuables».
La DGI cherche à normaliser ses relations avec les citoyens, en clarifiant les outils juridiques et technologiques désormais à sa disposition pour un contrôle plus transparent et prévisible.
Deuxièmement, le contexte exceptionnel de cette opération la rend unique : celle de 2020, lancée en pleine crise covid, est jugée inaboutie, tandis que celle de 2024 s’inscrit dans un vaste chantier de modernisation de l’administration. Cette dernière a bénéficié d’un renforcement sans précédent de ses capacités, combiné à une montée en puissance de profils spécialisés (data scientists, juristes) capables de traiter des masses de données critiques. Enfin, la régularisation a servi de signal politique fort : elle visait à intégrer l’informel structurel – qualifié de «gros informel pas l’informel vivrier» – dans le circuit économique formel, tout en préservant les petites épargnes, explicitement exclues du champ d’action.
Cette différenciation souligne une volonté de cibler les acteurs économiques à fort impact tout en évitant de pénaliser les ménages modestes, consolidant ainsi la légitimité sociale de la démarche. Ces trois dimensions – stratégique, structurelle et politique – rendent toute répétition de l’opération à la fois inutile et contre-productive.
Raisons structurelles
La décision de ne pas renouveler l’opération de régularisation du cash s’appuie sur une transformation profonde de l’écosystème fiscal marocain, articulée autour de trois leviers majeurs.
Premièrement, la montée en puissance technologique de la DGI a redéfini les méthodes de contrôle. En s’appuyant sur une armée de «data-scientistes», l’administration fiscale exploite désormais des outils d’analyse capables de croiser déclarations fiscales, dépenses, patrimoine et flux financiers pour détecter les écarts en temps réel. Nous en avons parlé dans un précédent article.
Comme l’explique Younes Idrissi Kaitouni, la matière première de la DGI est la data. «Nous arrivons à avoir une vue quasiment à 360° des personnes».
Cette capacité à cartographier les contribuables rend obsolète le recours à des régularisations massives, désormais remplacées par un contrôle continu et ciblé, plus efficace et moins disruptif.
Deuxièmement, l’environnement fiscal a été repensé pour dissuader la fraude. La baisse de l’IS à 20%, couplée à une simplification de la TVA (taux réduits à 10% et 0%), a réduit l’attractivité des pratiques illicites. Ainsi, le jeu n’en vaut plus la chandelle. Les risques dépassent désormais les gains potentiels.
Parallèlement, la DGI privilégie des contrôles préventifs et expéditifs : en cas de coopération, un examen complet de la situation fiscale peut être conclu en 48 heures, évitant les contentieux longs et coûteux. Cette approche proactive renforce la crédibilité de l’administration tout en sécurisant les contribuables réguliers. Ces initiatives, combinées à une harmonisation internationale des normes (lutte contre les flux illicites, conformité OCDE), rendent superflue une nouvelle opération exceptionnelle.
Ensemble, ces évolutions technologiques, fiscales et réglementaires consolident un modèle où la transparence devient la norme, et non l’exception, rendant toute répétition de l’opération de 2024 aussi inutile qu’anachronique.
Implications économiques et sociales
L’opération de régularisation de 2024, bien que symbolique sur le plan des recettes (6 milliards de dirhams collectés contre 242 milliards de recettes fiscales annuelles de la DGI), a généré des impacts économiques et sociaux subtils mais structurants. Sur le plan économique, elle a permis de réintégrer une part significative du cash dans le circuit bancaire, répondant aux critiques récurrentes de l’OCDE sur l’ampleur de la masse monétaire informelle au Maroc.
Comme le souligne Hakim Marrakchi, président de la commission fiscale de la CGEM, «cet argent va servir l’économie […] c’est une excellente chose».
Cette réinjection de liquidités dans le système formel pourrait dynamiser l’investissement et le crédit, tout en réduisant les risques liés aux transactions opaques. Sur le plan social, l’opération marque un changement de paradigme dans la relation contribuable-administration. La DGI délaisse une logique coercitive au profit d’une approche fondée sur la confiance, comme en témoigne la délivrance de 2.250 attestations de non-redressement en 2024 à des contribuables coopératifs.
«Notre rôle n’est pas de bloquer qui que ce soit», insiste Younes Idrissi Kaitouni, soulignant la volonté de distinguer l’informel «irréductible» (cibles prioritaires) des petits épargnants ou entrepreneurs de bonne foi.
Une différenciation qui restaure un équilibre entre justice fiscale et équité sociale, évitant le recours à des mesures perçues comme punitives. Enfin, l’enjeu de la pression fiscale révèle une tension entre les impératifs internationaux et les réalités locales.
Si le FMI estime le potentiel fiscal inexploité à 140 milliards de dirhams, la DGI rappelle que le Maroc «dépasse déjà les 30% de pression fiscale», une fois intégrés les prélèvements sociaux (AMO, retraites) et locaux (TVA régionale, taxes urbaines).
La priorité étant d’allouer stratégiquement les recettes aux secteurs clés (santé, éducation, infrastructures), comme le confirment les 100 milliards de dirhams supplémentaires mobilisés depuis 2021 pour financer l’État social.
Préserver l’équilibre entre fermeté contre la fraude vs confiance dans l’État
Renouveler l’opération de régularisation du cash exposerait le Maroc à trois risques majeurs, susceptibles de compromettre les avancées fiscales et sociales récentes.
Premièrement, un effet d’aubaine se dessinerait inévitablement : les contribuables seraient incités à spéculer sur de futures régularisations, reportant leurs obligations fiscales dans l’espoir de bénéficier de conditions avantageuses. Cette anticipation saperait les efforts de transparence et de discipline fiscale, nourrissant une culture de l’évasion temporaire au lieu d’une compliance durable.
Deuxièmement, les coûts administratifs d’une telle opération s’avéreraient disproportionnés. La logistique déployée en 2024 – identification de 8.000 déclarants, coordination complexe avec les banques, traitement massif de données sensibles – a mobilisé des ressources humaines et technologiques considérables pour un gain marginal (1% des recettes totales). Une répétition alourdirait ces coûts opérationnels sans garantie de résultats proportionnels, détournant l’administration de ses missions prioritaires comme le contrôle ciblé ou la modernisation des services.
Enfin, une répétition risquerait de détériorer la relation de confiance patiemment construite entre les contribuables et la DGI. Comme le rappelle Younes Idrissi Kaitouni, «l’objectif était de tourner une page». Revenir à une logique de régularisations périodiques reviendrait à raviver la méfiance, associant l’administration à une approche punitive plutôt qu’à un partenaire de développement économique.
Ce retour en arrière contredirait la stratégie de modernisation axée sur la transparence et le dialogue, essentielle pour ancrer une culture fiscale volontaire et responsable.
En somme, éviter une répétition n’est pas seulement une question d’efficacité budgétaire : c’est un impératif stratégique pour préserver l’équilibre entre fermeté contre la fraude et confiance dans l’État, garant de la stabilité socio-économique à long terme.
Une nouvelle ère fiscale ancrée dans la confiance
Exclure une répétition d’une opération de régularisation du cash n’est donc pas un aveu de faiblesse, mais l’affirmation d’un modèle où la modernisation technologique, la pédagogie et la coopération remplacent définitivement la méfiance. Une ère où, comme le souligne Kaitouni, «tourner une page» signifie bâtir un pacte fiscal durable, fondé sur la responsabilité partagée et la primauté de l’intérêt général.
Ainsi, l’opération de régularisation de 2024 marque un tournant décisif dans l’histoire fiscale du Royaume, symbolisant la transition d’une administration traditionnellement perçue comme coercitive vers un acteur collaboratif, déterminé à combattre l’informel structurel.
Autre point à souligner : en renonçant à toute reconduction, le fisc ne renonce pas à la rigueur, mais consacre plutôt une maturité stratégique : celle de privilégier un contrôle continu, ciblé et préventif – rendu possible par l’exploitation de masses de données – à des opérations ponctuelles coûteuses en ressources et en crédibilité.
La nouvelle page blanche s’écrit désormais autour de deux piliers indissociables : la transparence, grâce à une vision 360° des contribuables, et la confiance mutuelle, incarnée par des contrôles rapides.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO