Culture

Rencontres : la philosophie au rendez-vous

10 ans de rencontres philosophiques au Maroc, cela se fête et s’est fêté avec une foule nombreuse. Les cœurs semblaient allégés par l’effort de la recherche personnelle, et c’est dans une bonne humeur studieuse qu’il a fallu jouer des coudes dans les couloirs de la faculté de Médecine pour entendre des voix qui interrogent.

Les Rendez-vous de la philosophie ont 10 ans. Ils ont compté cette année quatre nuits de conférences, à Fès, Marrakech, Casablanca et Rabat. 40 philosophes et personnalités en provenance du pourtour méditerranéen, d’Afrique subsaharienne, du Golfe arabique et d’Europe étaient au rendez-vous. Lors de la première édition, les intervenants venus de l’École normale supérieure à Paris, rue d’Ulm, avaient été stupéfaits par la taille de l’assistance : «On n’avait pas vu ça depuis Vincennes», s’étonnaient-ils.

La faculté de Vincennes avait été un haut lieu de cours, d’échanges et de réflexions après mai 1968, avec des amphithéâtres bondés. Cela semble continuer au Maroc. Ainsi, le 15 novembre, la faculté de Médecine de Casablanca, gratuitement ouverte à tous, était remplie à craquer — une partie de l’assistance debout, tous les sièges occupés — pour venir réfléchir sur le thème de «L’Universel en tension».

Sortir de la «Tour d’ivoire»
L’on conçoit que les Instituts français du Maroc, co-organisateurs de l’évènement avec l’Académie du Royaume du Maroc, le ministère marocain de l’Éducation nationale, du Préscolaire et des Sports, le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, l’Institut du monde arabe, l’Agence universitaire de la francophonie… n’ont pas la place pour accueillir un public si nombreux. Même s’il était intéressant que ces rencontres se tiennent hors de la «Tour d’ivoire» des murs académiques.

Le commissariat était, cette année, confié à un duo. L’on ne présente plus l’écrivain marocain, dramaturge et directeur d’Économia, le centre de recherche de HEM, Driss Ksikes. Il a travaillé avec Camille Riquier, du côté français. Riquier est philosophe, professeur et doyen de la faculté de philosophie à l’Institut Catholique de Paris, membre de la revue «Esprit». Ces grands esprits rencontrés ont pu très bien cadrer une thématique d’une haute actualité… philosophique.

«L’exigence d’universalité n’est pas un héritage exclusif du siècle des Lumières. Le mot vient du grec («katholicos») et s’oppose à particulier», peut-on lire dans la présentation des sujets.

«La mathématisation de la nature est le fruit d’un vaste mouvement historique qui le précède et au sein duquel les civilisations antique, hébraïque, chrétienne, arabe et musulmane, ont toutes contribué de façon active», il reste encore à s’interroger si cela ne pouvait déboucher que sur «la société moderne technicisée». Le mot d’introduction (fort riche) prononcé par Driss Ksikes ne manquait pas de situer le cadre marocain. Il s’agissait pour lui de «Parler du monde non comme totalité à regarder de haut, mais comme un ensemble de singularités à aborder à partir de leurs contextualités, de parler les uns aux autres, sans hiérarchie.

Réintroduire la philo dans la cité, en faire le lieu de la paraisia, du dire-vrai, du parler-vrai, ne revient pas à dire la vérité – elle est tout le temps à chercher comme un horizon de pensée -, mais pose l’exigence éthique de prendre au sérieux la responsabilité de parler en public en amoureux de la sagesse, non comme celui qui la détiendrait, mais qui y aspire constamment.» Sans doute, une telle approche peut-être à même de permettre une «périlleuse tentative de recoudre un universel démembré, disloqué». Surtout, la réussite de cette démarche ne vaut que tant que le public la fait sienne.

L’objectif de cette initiative semble à portée de main, car si le public est extrêmement nombreux, il compte tous les âges, avec une jeunesse majoritaire, qui pourra trouver ici quelques clefs possibles pour penser son propre avenir.

Chercher «une vie du ciel»
Durant son introduction, Ksikes a annoncé «Souleymane Bachir Diagne, qui fait l’éloge d’un “Bandung épistémique”, en référence à la conférence afro-asiatique des pays non-alignés tenue en 1955 en Indonésie. Son appel à la décolonisation des savoirs et à la justice épistémique s’adresse à des intellectuels non alignés à leur tour, aujourd’hui au XXIe siècle, qui ne soient ni universalistes béats et dupes ni différentialistes obtus et sectaires».

La conférence donnée par le Sénégalais, Diagne, professeur à l’université Columbia de New York et académicien du Royaume, était indubitablement un des moments forts de la soirée. «Très bergsonien ce soir-là», souriait-il lui-même, il s’interrogeait sur la nécessité de «faire humanité ensemble», et de l’opposition qu’il y voit avec le transhumanisme.

Ce dernier, note-t-il, avec son espoir de greffer la technologie au corps humain, pourrait ne faire qu’enfermer dans un individualisme stérile. Diagne cite la définition que Xavier Guichard donne de la vie : «les fonctions qui s’opposent à la mort», tout en reconnaissant vite qu’elle est incomplète… voire risquée. Pour autant, Souleymane Bachir Diagne soutient que la religion fait partie de ces forces. Il évoque différents travaux d’anthropologie, sans pour autant omettre leurs limites, sur les prières africaines. Elles sont le plus souvent des prières pour la vie, chacune adaptée à la cosmologie, la conception du monde, de leurs locuteurs. Cet attachement à la vie serait un dénominateur commun du Continent, qui assume par ailleurs ses multiples particularités.

Parmi les proverbes évoqués, le professeur de Columbia reprend non sans gourmandise qu’il faut souhaiter : «une longue vie, mais pas celle des termitières qui disparaissent sous la pluie, une vie du ciel», une vie qui sera hors d’atteinte de la mort. Un bien vaste programme, pour lequel, avertissait Ksikes, il faudra «Ouvrir les champs du possible et désigner des impasses. À vous d’entrevoir les failles d’où pourrait jaillir une nouvelle lumière possible».

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO



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