Opinions

La rationalisation renforcée : un impératif pour une régionalisation réellement avancée

Par Mohammed El Kettani
Expert international en Stratégie publique, sustainability et innovation

Dans de nombreux pays, les débats autour de la décentralisation s’intensifient au regard des multiples défis à relever en matière d’action publique. Au Maroc, le Nouveau modèle de développement met l’accent sur la nécessaire territorialisation des politiques sectorielles. Il est question d’une régionalisation avancée qui a vocation à structurer des mécanismes de transfert des prérogatives et des compétences, relevant traditionnellement de l’État, aux régions pour les doter de leviers d’action élargis. Chaque région dispose d’une identité singulière qui doit être appréhendée de manière à tenir compte de ses forces et de ses imperfections. Dans les sociétés contemporaines, il devient incontournable de rationnaliser pour mieux diriger. Notre époque est caractérisée par l’expansion des méga-régions qui dominent l’économie des pays, voire du monde, en générant une productivité colossale. La méga-région BosWash, regroupant les aires urbaines de New York, Washington, Philadelphie et Boston, qui pèse à elle seule environ 4.000 milliards de dollars, en est la parfaite illustration.

Ce constat démontre le degré d’influence des blocs régionaux dans la tournure de l’économie mondiale. De par le monde, le fait régional prend des proportions de plus en plus conséquentes. En Europe, la Grande région de Wallonie est très investie en matière de démocratisation de l’action régionale par la mise en place d’ateliers contributifs et le déploiement d’une politique de concertation plateformisée.

En ce sens, l’intelligence territoriale et l’expérimentation de nouveaux modes de gouvernance sont les deux vecteurs d’un développement durable inclusif. Pour un pays en développement comme le Maroc, l’hégémonie économique et l’hyper-concentration démographique des trois grandes régions, à savoir Casablanca-Settat, Rabat-Salé- Kénitra et Tanger-Tétouan-El Hoceima, nous invitent à remettre à plat notre modèle de développement adopté depuis de nombreuses décennies. Ce résultat peut s’expliquer en partie par la présence des sièges des grandes entreprises et des administrations publiques. Il est à noter, qu’au sein de ces régions qui captent une grande part de la richesse nationale, il existe des disparités alarmantes. Cela signifie que même le modèle appliqué à ces régions puissantes doit être revisité.

En clair, la question d’injecter des moyens financiers significatifs dans des régions à fort potentiel n’est pas un leurre. En revanche, il est plus pérenne d’accorder parallèlement des ressources à d’autres territoires en manque d’attractivité pour plus de justice territoriale. Dans une optique de responsabilité commune, le plus important est que l’État rationalise ses dotations en les corrélant aux résultats des Exécutifs régionaux.

Dans ce cadre, et pour faire face aux déséquilibres criants prévalant dans nos régions, il est temps de rationaliser et de standardiser les politiques publiques régionales en vue de tendre vers plus d’équité sociale et de cohésion nationale. Cette rationalisation peut se traduire par l’établissement dans chaque région, d’une étude protéiforme, large et profonde, qui inclut une multitude de critères et de domaines, qu’ils soient démographiques, sociologiques, économiques, urbanistiques, culturels, éducatifs, financiers ou politiques. Cette étude qui doit être objective et scientifiquement juste, s’avère fondamentale pour l’enclenchement de stratégies contextualisées et le suivi permanent de leurs mises en œuvre, dans la perspective d’opérer des ajustements conformes aux besoins touchant différents aspects. En réalité, la politique approximative n’a plus sa place dans un monde exigeant un haut niveau de précision et connaissant des transformations à un rythme très accéléré.

Ce mouvement de régionalisation, qui s’installe peu à peu dans le paysage politique marocain, est l’occasion d’identifier les besoins de chacune des douze régions. Il appelle à changer les habitudes et à ne pas se limiter simplement aux revendications financières vis à vis de l’État mais à faire émerger une nouvelle élite politique dévouée au service de l’intérêt général, qui doit de toute évidence faire participer les citoyens, éloignés de la chose publique, à la fabrique régionale, pour leur redonner confiance en la politique.

Dans une démocratie vivante, les rendez-vous électoraux ne peuvent pas constituer le moment unique pour interagir avec les citoyens, et ne signifie pas un chèque en blanc donné aux élus. C’est en se concertant avec les parties prenantes et les forces en présence localement, inhérentes au succès des politiques publiques régionalisées, que les performances s’améliorent progressivement. Pragmatiquement, il serait plus sain de lancer des consultations régulières pouvant crédibiliser les choix politiques et fournir des réponses utiles. Fédérer les acteurs, quel que soit leur poids territorial, sans mépris et sans idées reçues, peut participer à la réalisation des objectifs de la régionalisation avancée et au suivi de son évolution dans le temps.

Ce mode de faire est un impératif politique, économique et social. Évidemment, l’échelle régionale est la plus appropriée pour s’attaquer aux problèmes locaux à la fois dans les territoires ruraux et urbains. Pour prouver sa pertinence, la gouvernance devrait être prospectiviste, flexible et partagée. L’instauration de structures encourageant la démocratie locale doit être nécessairement accompagnée d’une évaluation effective et d’enquêtes sur le terrain, qui peuvent donner des indications sur le taux d’intégration des propositions émises par les citoyens dans une volonté d’amélioration continue. Développement régional, développement durable et prospective définissent une base solide et fondée sur une approche systémique, indispensable à l’avenir de nos régions. Pour hisser le niveau du développement régional, il est conseillé de tourner le dos à des modes d’action passéistes et de réfléchir à une méthodologie mobilisatrice.

Pour ce faire, il est crucial d’opter pour un modèle administratif souple prêt à s’auto-corriger et une organisation politique claire qui encourage l’inclusion des jeunes. Ambitionner de faire des régions de véritables plateformes d’innovation implique un environnement technologique disruptif et éco-systémique, qui s’ouvre au monde de la recherche et à l’économie du savoir, et qui promeut un modèle éducatif modernisé. Il faut rappeler que ces objectifs sont corrélés à la mise en place de programmes de formation continue des décideurs politiques. Également, pour réussir l’équilibre entre les compétences propres et les compétences partagées, la coordination institutionnelle entre les différents intervenants devient naturellement bénéfique. Sous la houlette du Roi Mohammed VI, les provinces du sud ont été pionnières de la réforme de régionalisation grâce à la dynamisation des investissements dans plusieurs secteurs hautement stratégiques. Par leur proactivité, elles ont montré le chemin à suivre à d’autres régions réfractaires aux changements.

En effet, l’incarnation royale a également été à l’origine de plusieurs programmes structurants et impactants, à l’image de l’ambitieux plan de développement urbain de la région Souss-Massa. Il appartient désormais à d’autres territoires d’être forces de proposition et plus volontaristes pour traduire au niveau local les ambitions socio-économiques impulsées au niveau national. D’un autre côté, une série de dispositifs de financement est rendue possible par la réforme, à l’instar des contrat-programmes entre l’État et les régions.

Dans les faits, Fès-Meknès a bénéficié d’une enveloppe de 10,5 milliards de dirhams alloués aux projets de développement territorial. Par ailleurs, L’IFC, une branche de la Banque mondiale, a octroyé un prêt de 100 millions de dollars à la région de Casablanca pour appuyer son engagement dans la construction d’infrastructures de transport de haute qualité. Ce financement, effectué sans garantie souveraine, est une première expérience au Maroc. Ces différentes impulsions seront davantage permises grâce à une régionalisation renforcée, qui facilite également la coopération internationale décentralisée. Comme illustration du partenariat intelligent entre l’État et les régions, le programme SABIL s’inscrivant dans le cadre de la Stratégie nationale de l’emploi 2015-2025, et porté par le ministère de l’Inclusion économique, de la Petite entreprise, de l’Emploi et des Compétences, bénéficie d’un soutien technique et financier de la part de certaines institutions de coopération internationale, à l’instar de l’Agence française de développement – Expertise France et l’Union Européenne.

L’objectif de ce levier est de contribuer à une meilleure convergence des politiques publiques de l’emploi à l’échelle nationale et territoriale, via un accompagnement ciblé, grâce à des offres adaptées en faveur de l’insertion économique des jeunes et l’adoption d’une approche facilitant les processus d’innovation et de concertation. À l’évidence, sur le plan socio-économique, le déficit d’infrastructures est une bombe à retardement dans certaines régions. Pour contrer cela, la réforme de la régionalisation avancée accorde une plus grande marge de manœuvre dans les modes contractuels dont découlent les financements et le montage des projets.

D’une certaine façon, les institutions publiques comme les régions seront gagnantes, faisant usage des Partenariats public privé (PPP) qui permettent de garder la maîtrise des prestations de service public et de faire appel à la contribution d’un secteur privé disposant d’une plus grande expertise. En revanche, la question du transfert de la propriété des équipements au cas par cas peut être posée et débattue. Plus on décale les réformes structurelles sur le plan régional, plus les coûts augmentent. Suivant cette mécanique, pour le cas des infrastructures, si elles ne sont pas entretenues adéquatement au moment opportun, le déficit se creuse davantage. De plus, à cause d’un manque de clarification des compétences, certaines missions de services publics sont décalées ad vitam aeternam, ce qui peut produire des pertes financières et un manque à gagner à terme pour les collectivités territoriales. En outre, en levant certains flous aberrants, il sera plus facile de mener des contrôles approfondis des instances et des entités en charge de grands projets et de jouer la carte de la transparence.

Également, la fragmentation des instruments en place entrave l’applicabilité des dispositifs législatifs et réglementaires. La solution qui peut paraître innovante est celle de partir des réalités des territoires pour ajuster les lois selon l’approche du Design thinking.

Dans ce contexte, les schémas directeurs régionaux de planification, prévus dans la réforme, sont des outils destinés à répondre convenablement aux enjeux de l’aménagement du territoire. Cependant, il est recommandé de passer d’une pensée de plan figée à une réflexion par scénarios d’organisation et de rationalisation en réponse à la vitesse fulgurante des évolutions territoriales. En vue de fabriquer des régions compétitives qui investissent dans l’économie de demain, il est absolument capital de développer un accompagnement modulaire et structuré en direction des entreprises privées pour leur permettre d’atteindre la maturité nécessaire et de constituer des filières d’excellence, créatrices de croissance à haute valeur ajoutée et capables de concurrencer des champions mondiaux.

Dans ce cadre, la structuration d’une stratégie de branding offensive appuyée par des mécanismes incitatifs et des écosystèmes d’affaires stimulants, facilitera le captage d’investissements massifs. Alors que le numérique est devenu un véritable levier économique, qui a le pouvoir de diffuser les informations pertinentes en temps réel et de gérer la rareté physique, il est désormais crucial de s’en servir pour fortifier l’impact des politiques publiques et faire des économies judicieuses. En clair, la mise à disposition des micro-services de base suppose une approche unifiée et mutualisée pour en faciliter l’accès. De même, il est intéressant de démultiplier les programmes de co-construction en misant sur l’Open-data et l’aménagement numérique à l’échelle régionale. Très nettement, la technologie n’a de sens que si elle touche une population massive et résout des problèmes concrets. Placer le citoyen au cœur de régions intelligentes, résilientes et connectées au monde est essentiel. La grande innovation est de mettre en place des Living labs qui donnent aux urbanistes, concepteurs, chercheurs, stratèges et disrupteurs, l’occasion de tester des innovations préfigurant un modèle régional dans un environnement réel, à l’image du concept Woven city au Japon, imaginé par le constructeur Toyota au cœur de la région des cinq lacs du mont Fuji. En résumé, une région intelligente est une région juste qui met le focus sur l’abordabilité des services et se soucie du bien-être des individus. C’est aussi une région qui optimise les possibilités d’échanges et de collaborations. Par une prospérité mieux partagée et une solidarité active, il est possible de faire face à une paupérisation croissante dans certaines zones souffrantes.

Parallèlement à cela, il est nécessaire de donner une nouvelle impulsion à une allocation spatiale rigoureuse des investissements publics et à un large maillage des territoires via des réseaux de mobilité diversifiés. En complément de ces choix et afin de stopper le phénomène de l’exode rural, il serait plus équitable de flécher les outils de financement vers la ruralité pour une meilleure exploration de ses potentialités naturelles et économiques.

En effet, les arbitrages budgétaires ne doivent pas sacrifier le monde rural, qui doit être mieux considéré dans l’architecture institutionnelle. Refonder les régions implique de redéfinir le rôle du politique. Clairement, nous assistons à un cheminement vers une régionalisation ancrée dans les pratiques. Le plus urgent est de faire une pause réglementaire et de prioriser l’accélération opérationnelle des dispositifs prévus par la réforme. En définitive, la rationalisation représente un nouveau souffle pouvant renforcer les capacités d’action pour répondre aux aspirations des populations et leur offrir un cadre de vie plus vivable et équitable.



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