Charafat Afailal : “Il reste encore beaucoup à faire en matière de gestion de la demande”
Charafat Afailal
Ex-ministre en charge de l’Eau, experte en eau et climat
Le Maroc fait partie des pays les plus touchés au monde par le stress hydrique. Cette année, la situation est critique, voire alarmante, dans certaines régions du pays. L’ampleur du phénomène est telle que le Roi Mohammed VI s’est saisi de la question et demande de s’occuper rapidement de cette problématique. Sur quel(s) axe(s) faut-il agir? Charafat Afailal, l’ex-ministre déléguée auprès du ministre de l’Énergie, des mines, de l’eau et de l’environnement, chargée de l’Eau, nous éclaire.
Le Maroc traverse cette année un stress hydrique aigu. L’ampleur du phénomène est telle que le Roi Mohammed VI s’est saisi de la question et demande de s’occuper rapidement de cette problématique. Comment décrivez-vous la situation actuelle ?
Globalement, disons que la situation est critique. Ceci n’empêche que dans certaines régions, elle est quand même alarmante. En effet, on a atteint un seuil critique de manque d’eau surtout avec la baisse substantielle des réserves. Les réserves des barrages affichent un taux très bas au niveau national. Un taux alarmant dans certaines régions comme celles de l’Oriental, au niveau du barrage Al Massira, et de Marrakech, au niveau du barrage Al Haouz.
Est-ce que le problème de l’eau au Maroc se limite juste à la rareté, alors qu’on a d’importantes infrastructures, notamment plusieurs dizaines de grands barrages ?
Le problème de l’eau au Maroc ne réside pas uniquement au niveau de la rareté de la ressource, puisque cette rareté est un problème structurel qui touche tous les pays du pourtour de la Méditerranée. La rareté est donc une donnée avec laquelle il faut vivre en cherchant à développer notre résilience. Moi, je trouve que le problème de l’eau au Maroc se situe surtout au niveau de la façon dont on se comporte avec la ressource. C’est, d’une part, un problème de gouvernance, comme j’ai l’habitude de le dire dans les conférences et débats que j’anime sur le sujet de l’eau dans notre pays. La gouvernance est un créneau qui peut initier plusieurs réformes. C’est, d’autre part, un problème de mode de développement et de production qui dépasse nos capacités hydrauliques de pays aride et semi-aride. Le développement doit être harmonisé avec nos capacités hydrauliques.
Justement, parlons de gouvernance de l’eau. Où réside réellement le problème, dans l’offre ou la demande ?
Comme cela a été pointé par plusieurs rapports, dont celui de la Banque mondiale, le problème de l’eau au Maroc ne réside pas dans l’infrastructure. Il faut plutôt agir sur la demande que développer l’offre. Depuis son indépendance, le Maroc s’est engagé dans une politique de construction de grands aménagements hydrauliques en mobilisant des moyens colossaux. Mais face à cela, il y a beaucoup de retard dans la gestion de la demande, la rationalisation, la réhabilitation des systèmes d’approvisionnement, et ceci que ce soit dans l’irrigation, premier consommateur des ressources en eau, ou encore dans l’eau potable.
A un moment, les décideurs ont stoppé l’investissement dans la réhabilitation des systèmes d’approvisionnement, parce qu’ils ont jugé que ce n’était pas rentable. Malheureusement, on est en train de vivre certains dysfonctionnements du système de gestion de la demande qui pouvaient être évités. Bref, il reste encore beaucoup de choses à faire en matière de gestion de la demande, malgré le fait que des efforts importants, mais insuffisants à ce jour ont été faits.
Pensez-vous qu’il est nécessaire de créer une Agence de l’eau ?
La création d’un organe de régulation et de contrôle de l’eau devient une nécessité, à l’instar de ce qui a été fait dans les secteurs de l’audiovisuel, des télécoms et de l’électricité. En effet, la multitude d’acteurs et de parties prenantes, notamment de producteurs, de distributeurs et même de consommateurs conjuguée à l’intervention de plus en plus récurrente des capitaux privés, exige aujourd’hui plus que jamais un régulateur comme c’est le cas dans plusieurs pays. L’objectif étant de réguler, d’arbitrer, voire sanctionner s’il le faut.
Cet organe devra disposer de pouvoirs et de prérogatives clairs sur le plan règlementaire pour pouvoir agir et prendre des décisions. Il devra garantir le respect des cadres contractuels pour chaque partie prenante, par exemple en matière de contrôle de la qualité des volumes produits et vendus, d’exigences sociales et environnementales….
Partagez-vous les recommandations de la Banque mondiale dans son rapport de juillet dernier où il est question d’instituer la vérité des prix et des quotas ?
Je cautionne ces recommandations, toutefois avec des réserves. Il est vrai que le pays a investi des moyens colossaux pour se doter d’infrastructures hydrauliques qui desservent, principalement l’agriculture, notamment de grands exploitants agricoles qui, contre un prix dérisoire du mètre cube, exportent et génèrent des bénéfices importants. Il est sans doute temps de valoriser économiquement l’eau et de contribuer au côté de l’État à couvrir une partie des investissements qui sont très budgétivores.
Ceci étant, il faut se garder de toucher le petit agriculteur, qui est le parent pauvre de la chaîne agricole, mais aussi les couches sociales où la fourniture d’eau potable doit demeurer un service public à part entière.
Revenons à l’offre. Pensez-vous que le dessalement d’eau de mer, dont les stations se multiplient actuellement, est la panacée ?
Le dessalement d’eau de mer est devenu une solution incontournable, surtout avec la saturation de certaines zones et de certains bassins de ressource douce. Il peut alléger la souffrance, il peut permettre de faire face au stress hydrique, et il faut donc multiplier les investissements dans ce domaine. Toutefois, le dessalement n’est pas suffisant pour régler le problème de l’eau au Maroc. Comme nous l’avons déjà dit, il faut agir sur la gouvernance et la gestion de la demande. Ceci sans oublier la réutilisation qui est également une solution adaptative aux aléas climatiques.
Est-ce que le privé a un rôle à jouer en matière de ressources hydriques ?
Évidemment, le secteur privé a un rôle important à jouer dans la préservation de la ressource en eau. Tout d’abord via le développement de partenariat public-privé (PPP), parce que le budget public ne peut pas couvrir tous les investissements nécessaires dans les temps impartis. Le secteur privé a, ensuite, un rôle à jouer comme utilisateur et comme usager. Sur ce plan, il faut qu’il développe des solutions d’adaptation pour recourir aux ressources non-conventionnelles comme le dessalement d’eau de mer par exemple.
À mon avis, il faut obliger les acteurs de développement comme les investisseurs touristiques, par exemple, qui sont détenteurs de stations balnéaires, à se doter de stations monoblocs de dessalement et de stations de réutilisation. Ce qui leur permettra de contribuer à la préservation de la ressource douce et à la rationalisation de la consommation. Bref, il y a beaucoup de choses à faire pour que les acteurs privés soient partie prenante dans la préservation de la ressource et aussi dans l’augmentation de la résilience du secteur de l’eau face au changement climatique.
À votre avis, est-ce que le Royaume atteindra l’ODD 6 à l’horizon 2030 ?
Je pense qu’on a déjà presque atteint l’ODD 6, notamment pour certains indicateurs et cibles. En ce qui concerne la généralisation de l’accès à l’eau potable, le Maroc a fait des efforts colossaux. Pour ce qui est de l’assainissement aussi, des efforts énormes ont été faits, y compris dans le milieu rural où il y a un plan national d’assainissement mutualisé qui est mis en place. Les budgets sont alloués, les projets sont déployés et programmés et tout se passe bien.
Maintenant pour d’autres indicateurs comme la gouvernance, il y a encore beaucoup de choses à faire pour atteindre d’une manière intégrée l’ODD 6 avec les cibles fixées par les Nations Unies. Ceci étant, on est quand même un pays qui figure dans le peloton de tête en matière d’atteinte des ODD dans notre région.
Aziz Diouf / Les Inspirations ÉCO