Capital humain : l’absence du contrôle de gestion sociale freine la performance des entreprises marocaines

Par El-Wardi Abdelouaret
Professeur associé ISGA FES Enseignant chercheur en comptabilité et contrôle de gestion
Dans un monde du travail en mutation, les organisations redécouvrent un acteur longtemps négligé : l’humain. Au cœur de cette redéfinition, le courant des relations humaines remet en question les modèles de gestion autoritaires pour prôner davantage d’autonomie et de participation. L’idée est simple mais puissante : plus un collaborateur est libre et impliqué, plus il est engagé dans la réussite collective. Fini le management par le contrôle : ce modèle repose sur une confiance accordée aux individus, capables, selon ses défenseurs, de se mobiliser naturellement pour le bien de l’organisation.
La performance ne se mesure plus uniquement en chiffres, mais aussi en qualité du climat social, en cohésion des équipes ou en réduction des tensions internes. Autre lecture complémentaire : celle du modèle des constituants stratégiques, qui considère l’organisation comme un espace politique, peuplé de groupes d’intérêts aux logiques parfois divergentes.
Dans ce contexte, la gestion des ressources humaines joue un rôle clé pour harmoniser les relations et fédérer autour d’objectifs partagés. Reste une question cruciale : quelles pratiques RH adopter pour générer de la performance ? La recherche n’apporte pas de réponse tranchée. Certains prônent l’usage de leviers isolés, d’autres plaident pour des systèmes intégrés et cohérents. Mais un consensus émerge : le capital humain n’est plus une variable d’ajustement, c’est un moteur stratégique.
La performance sociale : un levier encore sous-exploité par les entreprises marocaines
Alors que la performance sociale s’impose progressivement comme un facteur déterminant de compétitivité à l’échelle mondiale, de nombreuses entreprises marocaines continuent de négliger cette dimension pourtant stratégique.
Dans un contexte économique marqué par la transformation digitale, les mutations organisationnelles et l’évolution des attentes des collaborateurs, le capital humain devient plus que jamais un enjeu central.
Pourtant, le contrôle de gestion sociale, qui permet de mesurer, d’analyser et d’optimiser les aspects humains de l’organisation, reste encore marginal, en particulier dans le tissu des petites et moyennes entreprises, mais aussi au sein de plusieurs grandes structures. Ce désintérêt ou ce retard d’adoption prive les entreprises d’un outil puissant pour améliorer leur performance globale.
En effet, en mettant en place une gestion sociale fondée sur des indicateurs précis, il devient possible de mieux comprendre les dynamiques internes, d’ajuster les politiques RH de manière éclairée, et surtout de créer les conditions d’un climat social favorable à l’engagement et à la fidélisation des talents. Car, au-delà des chiffres, il s’agit de donner du sens aux données sociales et de les inscrire dans une démarche de pilotage stratégique cohérente avec les objectifs de l’entreprise.
Une absence de pilotage social qui fragilise la performance
Dans la réalité, la gestion des ressources humaines dans de nombreuses entreprises marocaines reste largement cantonnée à des fonctions administratives : gestion de la paie, suivi des congés, formalités contractuelles…
Cette approche minimaliste empêche l’émergence d’une vision analytique et prospective de la fonction RH. Faute d’outils adaptés ou de compétences internes, peu d’organisations suivent de manière structurée des indicateurs clés tels que le taux de rotation du personnel, l’absentéisme, le retour sur investissement des formations ou encore le niveau d’engagement des collaborateurs.
Cette carence en pilotage engendre un management à l’aveugle : les décisions RH sont prises sans fondement empirique, souvent sur la base d’intuitions ou de perceptions partielles.
Or, dans un environnement où la réactivité, la capacité d’adaptation et l’attractivité de l’employeur sont devenues des critères de réussite, cette absence de visibilité constitue un réel handicap. Elle limite le dialogue social, freine la capacité d’anticipation des tensions internes et empêche une articulation fluide entre les ambitions stratégiques de l’entreprise et la mobilisation effective des ressources humaines.
Les coûts invisibles d’un pilotage social inexistant
Choisir d’ignorer la dimension sociale dans le pilotage de l’entreprise revient à se priver d’un levier essentiel de performance. Ce choix entraîne des conséquences profondes, souvent invisibles à court terme, mais bien réelles et durables.
L’un des premiers effets est la perte récurrente de talents. Sans indicateurs pour comprendre les causes des départs ou pour identifier les signaux précurseurs du désengagement, l’entreprise se retrouve à gérer en permanence des processus de recrutement de remplacement, coûteux en temps et en ressources.
De la même manière, les actions de formation risquent de manquer leur cible si elles ne sont pas adossées à un diagnostic rigoureux des besoins en compétences. Cela se traduit par un gaspillage de moyens, mais aussi par une frustration croissante des salariés, qui ne voient pas de lien entre les formations proposées et leur évolution professionnelle.
Par ailleurs, l’absence de mécanismes de suivi de l’engagement, de la motivation ou du climat social rend l’entreprise vulnérable face aux tensions internes. Des conflits latents peuvent se développer sans que la direction n’en ait pleinement conscience, jusqu’à ce qu’ils éclatent de manière visible et souvent dommageable.
La détérioration progressive du climat de travail affecte la qualité, la productivité et le sentiment d’appartenance, et elle ternit également l’image de l’entreprise sur le marché du travail. Une réputation d’employeur peu attentif au bien-être de ses salariés peut en effet freiner le recrutement et réduire l’attractivité de l’organisation auprès des talents, notamment les plus jeunes.
Ces pertes, bien que difficiles à quantifier de manière immédiate, s’accumulent et finissent par peser lourdement sur la performance globale. Elles ne sont pas seulement d’ordre humain ou moral; elles ont une traduction économique concrète, en termes de coûts cachés, de productivité érodée, et d’opportunités manquées.
La gestion humaine comme moteur de création de valeur
Repenser la gestion humaine devient aujourd’hui une nécessité stratégique pour toute organisation souhaitant inscrire sa performance dans la durée. Il ne s’agit plus de cantonner la fonction RH à un rôle administratif ou de support, mais de la repositionner comme un véritable levier de création de valeur.
Face à la complexité croissante des environnements économiques, sociaux et technologiques, l’entreprise ne peut plus se permettre d’ignorer les dynamiques humaines qui façonnent son fonctionnement au quotidien. Le pilotage social, fondé sur des données fiables, actualisées et pertinentes, s’impose comme une condition sine qua non d’une gouvernance éclairée. Car ne pas piloter le social, c’est compromettre sa capacité à anticiper, à innover et à mobiliser ses ressources de manière durable.
La fonction RH doit ainsi être pensée au même niveau stratégique que la finance, le marketing ou la gestion des risques. Cela implique un changement profond de culture managériale, un investissement réel dans les compétences, les outils numériques et les pratiques d’accompagnement. Plus encore, cela suppose de reconnaître que la première richesse d’une entreprise ne réside pas uniquement dans ses actifs financiers ou technologiques, mais dans la qualité de son capital humain – dans sa capacité à comprendre, à impliquer et à faire grandir les femmes et les hommes qui la composent.
Un outil stratégique avant tout, bien au-delà d’un simple aspect technique
Le contrôle de gestion sociale est bien plus qu’un simple outil de production de rapports liés aux ressources humaines. Contrairement à certaines idées reçues, il ne se limite pas à une approche technique ou administrative. Il constitue un véritable levier stratégique qui permet d’orienter les décisions managériales grâce à une meilleure compréhension du facteur humain au sein de l’organisation.
En effet, cette démarche consiste notamment à analyser de manière rigoureuse et continue plusieurs dimensions essentielles à la performance de l’entreprise.
Parmi celles-ci, on peut citer l’évolution de la rotation du personnel, indicateur précieux pour anticiper les risques de perte de compétences ou de désengagement. Le taux d’absentéisme, ventilé par service ou par nature d’absence, permet quant à lui de repérer des dysfonctionnements organisationnels ou des tensions spécifiques. L’analyse de l’équité salariale offre une grille de lecture utile pour détecter des inégalités internes et ajuster les politiques de rémunération.
De leur côté, les dispositifs de formation doivent être évalués en termes d’efficacité et de retour sur investissement, afin de garantir leur contribution réelle au développement des compétences. Enfin, le suivi de la satisfaction et de l’engagement des collaborateurs, à travers des baromètres internes ou enquêtes régulières, permet de mesurer le climat social et de prévenir d’éventuelles crises.
Lorsqu’ils sont bien interprétés et intégrés dans une démarche de pilotage globale, ces indicateurs deviennent de puissants outils de décision. Ils permettent non seulement de corriger les écarts et d’ajuster les actions RH, mais aussi d’optimiser les ressources humaines, de renforcer la cohésion d’équipe et d’aligner les politiques sociales sur les objectifs stratégiques de l’entreprise.
Vers une culture du pilotage social plus ancrée
Au Maroc, certaines grandes entreprises ont d’ores et déjà franchi le pas. Des groupes bancaires, industriels ou des entreprises publiques ont commencé à intégrer la gestion sociale dans leur stratégie, en publiant chaque année des bilans sociaux détaillés ou en assurant un suivi rigoureux de leurs indicateurs RH. Toutefois, cette démarche reste encore marginale et peine à se généraliser à l’ensemble du tissu économique.
Plusieurs freins expliquent cette situation.
D’abord, la gestion sociale demeure peu abordée de manière opérationnelle dans les formations en ressources humaines, ce qui limite la capacité des professionnels à s’en emparer pleinement. Ensuite, les petites et moyennes entreprises, qui constituent la majorité du tissu économique national, ne disposent souvent ni des outils adaptés ni des compétences nécessaires pour mettre en place un contrôle de gestion sociale efficient. À cela s’ajoute une culture de la donnée encore peu développée dans les services RH, où la priorité reste souvent donnée aux aspects administratifs plutôt qu’aux logiques d’analyse et d’anticipation.
Enfin, la gestion sociale continue d’être perçue comme une activité isolée, éloignée des enjeux de performance globale, alors qu’elle devrait au contraire en être un pilier central. Pour qu’une véritable culture du pilotage social puisse s’installer durablement, il est donc nécessaire d’agir simultanément sur plusieurs leviers : renforcer la formation, développer des outils accessibles, encourager l’usage de la donnée, et surtout promouvoir une vision intégrée des ressources humaines au service de la performance collective.
Une opportunité à saisir pour les PME marocaines
Dans un contexte marqué par l’incertitude économique, l’évolution rapide des modèles organisationnels et l’émergence de nouvelles attentes sociales, l’intégration du contrôle de gestion sociale ne constitue pas un luxe, mais une véritable opportunité stratégique pour les PME marocaines. Trop souvent perçue comme une contrainte ou une prérogative des grandes entreprises, cette démarche peut pourtant offrir aux structures de taille moyenne un avantage concurrentiel réel.
Adopter une approche rigoureuse et proactive du pilotage social permet de mieux comprendre les dynamiques internes, d’anticiper les risques de tensions, de fluidifier les relations professionnelles et, in fine, de renforcer la performance globale de l’entreprise. En dotant les dirigeants d’outils d’aide à la décision basés sur des données sociales fiables et pertinentes, le contrôle de gestion sociale devient un levier puissant de prévention, d’agilité et d’alignement stratégique.
Mais au-delà des méthodes et des tableaux de bord, il s’agit d’un véritable changement de regard. Cela implique de dépasser une vision purement comptable du facteur humain pour reconnaître que le capital humain ne se résume pas à une charge à optimiser, mais constitue un actif stratégique à piloter avec intelligence, discernement et responsabilité. Intégrer cette logique dans la culture managériale, c’est faire le pari d’une performance durable, fondée sur l’engagement, la cohésion et la confiance.
Les PME marocaines ont, à ce titre, une carte à jouer : leur agilité, leur proximité avec les collaborateurs et leur capacité d’innovation peuvent faire du pilotage social un catalyseur de transformation. À condition de s’en saisir pleinement, avec lucidité et ambition.