Universités : le phénomène des étudiants “touristes” gagne les campus
En dix ans, les effectifs des universités publiques ont plus que doublé, passant de 544.000 en 2013 à 1,2 million d’étudiants en 2023. Cette pression démographique s’accompagne d’une montée en flèche du nombre des «étudiants touristes» dans les facultés de droit et des lettres. Ces derniers n’assistent quasiment pas aux cours, et préfèrent travailler comme livreurs ou dans les entrepôts logistiques, par exemple. Par dizaines de milliers, les jeunes qui prennent d’assaut en ce début septembre les guichets d’inscription des universités, afin de s’orienter vers la filière «porteuse», ont intérêt à jeter un coup d’œil sur la dernière photographie du marché de l’emploi brossée par le Haut-commissariat au plan (HCP). Avoir un diplôme, c’est bien, mais avoir une qualification, c’est encore mieux. La rentrée universitaire est fixée début octobre.
Selon le dernier bulletin du HCP portant sur le deuxième trimestre 2024, le taux de chômage des diplômés était en hausse de 0,2 point, passant à 19,4% au niveau national. Mais la véritable jauge est la situation en milieu urbain où le chômage des diplômés se situe à 21%, soit près de quatre fois plus que celui des demandeurs d’emploi sans aucun diplôme.
Par ailleurs, et de manière structurelle, ce sont les détenteurs de diplômes du supérieur qui sont le plus frappés par le chômage de longue durée, c’est-à-dire de plus d’un an. Ils représentent 78,5% des personnes détenant un diplôme et à la recherche d’un emploi depuis plus de 12 mois. Le plus inquiétant, c’est qu’un demandeur d’emploi diplômé sur deux cherche du travail depuis cinq ans. En fait, la majorité de ces personnes ont perdu leur employabilité, la question qui se pose pour elles, est celle de la réorientation.
La réforme en cours de la formation professionnelle sera décisive afin d’offrir aux jeunes diplômés un plan «B» pour pouvoir intégrer le marché du travail. La levée du tabou de la sélection à l’entrée à l’université devrait par ailleurs être mise sur la table. De même, la réduction de la voilure de certaines filières doit être posée sans démagogie, confie un ancien président d’université. Il n’est pas certain que ce point ait été évoqué à la réunion du 15 juillet dernier des présidents des universités avec leur ministre de tutelle.
Ce rendez-vous était consacré aux «préparatifs de la rentrée universitaire et aux orientations stratégiques du cycle doctoral». Pourtant, les milliers de jeunes qui ont fini leur cursus l’année dernière vont devoir être confrontés à la dure réalité du marché du travail dès ce mois de septembre.
Malgré ces difficultés, les effectifs sur les campus de l’université continuent d’augmenter dans le sillage de ceux des bacheliers qui s’orientent massivement vers les établissements dits «à accès ouvert», c’est-à-dire ceux qui ne pratiquent aucun filtre à l’entrée.
En dix ans, le nombre d’étudiants a plus que doublé, passant de 544.375 en 2013 à 1,2 million d’étudiants en 2023. Plus les difficultés d’insertion des diplômés sur le marché de l’emploi augmentent, plus le contingent des décrocheurs grossit. Les taux d’abandon en première année à l’université font froid dans le dos : au-delà de 25% dans les facultés dites de Droit (sciences juridiques, économiques et sociales). Et encore, ce chiffre n’est qu’une moyenne car il est bien plus élevé dans les filières de droit en arabe et les facultés des lettres qui apparaissent comme des voitures-balais de l’université. Les enseignants relèvent avec stupéfaction une explosion des «no show», ces «étudiants touristes» qui ne se présentent pas aux sessions d’examen. Ils s’inscrivent juste pour garder la «fraîcheur de leur Bac».
À la faculté de Droit d’Ain Chock de l’université Hassan II de Casablanca, un enseignant confie compter en moyenne 30 à 40 étudiants assidus sur un total de 600 inscrits car, depuis quelque temps, un phénomène nouveau s’installe dans les facultés à forte densité démographique : «Plutôt que de suivre les cours, plusieurs étudiants préfèrent exercer le métier de livreur par exemple pour se faire un peu d’argent».
Or, l’État débourse les budgets des établissements, entre autres, en fonction du nombre d’inscrits. L’Enseignement supérieur avait reçu 16,09 milliards de dirhams de budget (hors salaires des enseignants et du personnel administratif) en 2024. Rapportés aux effectifs inscrits à l’université, soit 1,219 million au total, chaque étudiant aurait coûté en moyenne 13.404 dirhams, mais ce montant serait réellement bien plus élevé en pondérant par les abandons.
La mécanique de la négociation budgétaire est très complexe, et ne dépend pas que des priorités des pouvoirs publics. Le poids politique de ministres compte également. A la veille de l’été, le ministère de l’Enseignement supérieur négocie une enveloppe avec le ministère des Finances. Une partie est répartie sur les universités incluant des dotations pour le fonctionnement des présidences et des subventions pour les établissements. Ces subsides sont affectés pour assurer l’enseignement et la recherche. Leurs montants sont influencés par des critères tenant compte du montant obtenu l’année précédente et… de la superficie des locaux ! L’effectif des inscrits n’est pas, en soi, une variable déterminante. Les subventions sont allouées aux établissements en fonction de leurs spécificités disciplinaires.
La dotation pour un étudiant inscrit dans une école d’ingénieurs ou à la faculté des sciences est, étonnemment, deux fois supérieure à celle des étudiants des facultés à gros effectifs comme les facultés des lettres ou les facultés de droit. Cette répartition dépend ensuite du critère des effectifs mais, aussi, de la nature du matériel pédagogique. Elle ne prend pas en considération les spécificités des filières de formation ni leur nombre.
L’établissement est financé pour assurer le service d’enseignement et produire des diplômés, peu importe la filière. Ce mode de distribution n’incite pas à l’amélioration de la qualité des formations et n’encourage pas les établissements à attirer les meilleurs étudiants pour promouvoir la réputation de leurs filières, ni à donner la possibilité aux étudiants de changer de parcours pour se diriger vers une formation en adéquation avec leurs attentes.
De plus, la répartition actuelle n’engage pas non plus les enseignants à anticiper correctement les besoins du marché du travail au moment de l’élaboration des modules de formation, et ce pour éviter que les diplômés ne se retrouvent sans débouchés.