Maroc

Tinder, drague et misères du désir

 

En vogue au Maroc depuis plus d’an an, Tinder s’est imposé comme l’application pour chercher l’amour, le sexe ou les deux. Qui sont ses utilisateurs et que cherchent-ils ?. La sociologue Soumaya Naâmane-Guessous livre les clés de lecture de cette industrie des rencontres dans le monde virtuel.

 

« Le célibat, dans notre culture, n’a jamais été valorisé », affirme, d’emblée, Soumaya Naamane-Guessous. La sociologue, professeur à l’université et spécialiste en relations sexuelles, est amenée à parler des applications qui ont, ces derniers temps, révolutionné les méthodes traditionnelles du dating au Maroc. De bouche à oreille, Tinder, Happn, Spotted pour les plus connues, circulent sur les smartphones de nombreux marocains. Il y a trente ans, elle publiait son enquête, Au-delà de toute pudeur ( Edition Eddif). Le monde virtuel n’existait alors pas. Et pourtant. « La société a, certes, beaucoup évolué, mais le modèle reste le même », analyse-t-elle. « Les mœurs se libèrent et les femmes ont de plus en plus de relations sexuelles avant le mariage. Et du fait de la nucléarisation de la famille, les « marieuses » sont de moins en moins sollicitées. » Premier constat pour la spécialiste, le mariage est toujours aussi important chez les femmes. « Une grande partie d’entre elles rêvent toujours du grand amour, sublimé particulièrement par les séries et particulièrement turc. La Toile est un moyen accessible pour les femmes de trouver un mari, un bon parti, au point que ces applications sont presque devenues des agences matrimoniales. Aujourd’hui, les jeunes filles ont des fiches techniques très précises sur la personne qu’elles recherchent. ». La présence des hommes y est nettement plus élevée. A leur sujet, une chose est sûre. Selon la sociologue, « la quasi totalité des hommes marocains sont à la recherche d’une aventure. Ils multiplient les partenaires pour intensifier leur sexualité. Je les appelle des prédateurs qui partent à la chasse. Et ces applications leur offrent le gibier sur un plateau. » 

 

 

L’orthodoxie One Shot

« J’ai téléchargé Fake GPS, une application qui me permet de changer ma géolocalisation pour Tinder. Et donc préparer mes voyages », annonce Amine , esquissant un sourire. Le génie de Tinder, c’est de s’appuyer sur la géocalisation de l’utilisateur. Partout dans le monde, les profils apparaissent et s’enchaînent sur son écran, selon sa position géographique. Il peut scruter le profil d’une fille qui peut être jusqu’à 161 km de lui. Grand consommateur de ces applications, le jeune homme veille à organiser sa vie de façon millimétrée. « Je travaille la journée, Tinder me permet de gérer mes rendez-vous le soir », raconte-t-il. Sur son WhatsApp, une centaine de discussions est ouverte. Des numéros de filles, uniquement. Chacune a sa photo, pour mieux mémoriser la personne. « Généralement, si la fille ne vient pas chez moi au bout du deuxième rendez-vous, je laisse tomber. À moins qu’elle me plaise réellement. » Amine n’est pas du genre à mâcher ses mots. « Je ne suis pas un lion dans une cage ! » répond-il à ses parents qui tiennent absolument à marier leur fils unique. À 34 ans, ce jeune homme, qui a passé une partie de sa vie en France, souligne qu’ « ici, il y a un vrai tabou. Les gens ont du mal à assumer leurs besoins, contrairement aux sociétés occidentales. » Ses cibles préférées ont entre 20 et 28 ans, « c’est-à-dire lorsqu’elles n’ont pas encore l’âge de penser au mariage. » Et pourtant, des études indiquent, sept filles sur dix voudront l’engager dans une relation sérieuse. Pour y remédier, Amine manie l’art du filtrage. « Généralement après Tinder, on passe sur WhatsApp. Avant de rencontrer la fille, je vais l’appeler, pour voir si on peut s’entendre. Si je la sens agressive, du style jalouse excessive ‘Tes où ? Tu fais quoi ?’, je stop net. Il y a aussi celles qui ne veulent rien partager avec toi, elles vont te dire : ‘j’ai mes parents, mes horaires à respecter’, etc. Ou encore celles qui veulent me passer la bague au doigt avant même de me connaître.

 

Outil nouveau, esprit ancien

Du haut de ses 35 ans, Ayman est un Tinder addict. « Plus jeune, je draguais les filles avec ma voiture. Beaucoup d’entre nous sont passés par là, quitte à nous endetter. Mais au-delà des apparences, j’ai beaucoup pris en maturité ! », plaisante-t-il, désignant, au loin, sa voiture flambant neuf. Les cheveux gominés, Ray-Ban dans une main, cigarette dans l’autre, le jeune homme s’apprête à prendre la route pour Marrakech. Mais, c’est dans la ville économique que l’application prend tout son sens. « Les filles sont beaucoup plus indépendantes à Casa. Elles travaillent, elles ont parfois leur appartement, et surtout, elles ont moins de contraintes. Les rares filles que j’ai rencontrées à Marrakech via les applications sont celles qui viennent y faire la fête. » D’emblée, il annonce la couleur. « Il y a deux types de filles sur Tinder : celles qui mettent des photos d’elles pour provoquer, et les jolies filles. Quand ça te plaît pas, tu jètes », tranche-t-il. Et quand ça lui plaît, Ayman sort le grand jeu : un café au Starbucks, un dîner au Kimmy’z, ou un verre au Cabestan – qu’il qualifie, au passage, de « Tinder grandeur nature. » Malgré tout, il est un passionné de la drague de rue. Il peut évaluer le physique de sa cible en vrai. Et tous les messages reçus, toutes applications confondues, l’épuisent. « Je suis complètement dépassé par cette galaxie. Au début, c’est comme un jeu, ça valorise ton égo quand tu as un match, et puis ce sont toujours des rencontres faciles. Mais il faut y consacrer trop de temps et d’organisation ! », admet-il. Des histoires, il en a beaucoup à raconter.. « Certaines ne se connectent que le weekend pour sortir gratuitement. Moi, la vérité, la fille qui me fera craquer, ce sera celle qui m’invitera au resto de force. » Mais, pour l’heure, ni l’âme sœur, ni le mariage ne sont d’actualité.

 

Michetonneuses 3.0

Toutes les filles ne croient pas à la belle histoire du prince charmant. Il y a les femmes qui concentrent leur recherche sur les hommes occidentaux, selon la spécialiste Naâmane-Guessous, pour émigrer ailleurs et s’échapper de leur condition modeste. Mais il y a surtout cette catégorie particulière de filles, qualifiées de « matérialistes » par de nombreux utilisateurs. Celles-ci réfléchissent avant tout en termes de profit. « Ce sont celles qui utilisent ces applications pour rencontrer des partenaires dans le but de sortir, voyager, recevoir des cadeaux ou de l’argent », développe la sociologue. Elles sont à la recherche de victimes qu’elles pourront déplumer. ». Beaucoup d’hommes, selon la sociologue, se font couramment avoir. « Il y a eu beaucoup d’abus. Parfois, la jeune femme commence par lui demander une recharge téléphone de deux cents dirhams, puis des vêtements, des outils technologiques dernier cri, etc. C’est un cercle qui n’en finit jamais. » Pour elle, l’arrivée d’internet et de ces applications ont intensifié ce phénomène, qu’elle qualifie de « prostitution indirecte ». Salma, sur ce sujet, est catégorique. Elle n’a jamais été, et ne sera jamais sur Tinder. « Les filles ‘qui se respectent’ ne vont pas là-dessus. C’est connu, c’est une appli pour les plans d’un soir. L’un de mes amis m’a montré la conversation qu’il avait eue avec une fille. À la question ‘tu fais quoi dans la vie ?’, elle a directement répondu qu’elle était une prostituée. Ensuite, elle a parlé prix. Qu’est-ce que j’irai faire là-dessus ?», s’emporte-t-elle. Pour cette jeune fille de 25 ans, une application de ce type, ne peut s’adapter « dans un contexte de tabous et de misère sexuelle ». 

 

 

 Jardin secret

C’est une avancée considérable que constate Soumaya Naâmane-Guessous. « Ces applications ont le mérite de briser des tabous et peuvent être excellentes pour l’émancipation de la femme, se réjouit-elle. Les femmes ont plus d’audace. Les hommes nous disaient déjà, pour se défendre du harcèlement de rue dont ils sont accusés, que, eux aussi, ils se font draguer dans la rue. » Un point commun à ces filles, « jeunes et moins jeunes, plus indépendantes par rapport à la drague », selon la spécialiste, c’est le langage d’internet. Elles savent parfaitement manipuler cet art du langage, celui de la séduction, pour arriver à leurs fins. Cependant, le clivage entre le monde réel et le monde virtuel est saisissant. Beaucoup de femmes n’assument pas le fait d’être sur ces applications. A l’unanimité, les hommes font ce constat : « lorsque je rencontre une fille, la première chose qu’elle me dira, c’est que je suis la première personne qu’elle rencontre, raconte Mehdi. C’est soit sa cousine, soit sa copine qui lui a installé l’application. » Soumaya Naâmane-Guessous parle alors de « jardin secret de la femme ». « En société, elles restent conformes aux normes, analyse-t-elle. C’est face à internet que les individus se déchaînent. De là, parfois, à se vendre. » A ce propos, elle raconte l’histoire d’une étudiante qui faisait un exposé virulent à l’encontre du comportement honteux de ces femmes sur internet, alors que la jeune fille était elle-même sur ces réseaux. Mehdi se remémore lui aussi une anecdote qui le fait encore sourire : « Une fois, j’ai longuement discuté avec une fille. Elle a fait du ‘Tinder sex’ avec moi, de façon très crue. Il s’est avéré que cette même personne n’avait pas l’autorisation de son père pour sortir de chez elle, en dehors des heures de cours ! »

 

 

Amazones de la toile

 Internet libère des tabous, mais certains sont encore profondément ancrés dans la société, selon la psychologue. « Chez les hommes, et surtout chez leur mère, la notion de virginité est primordiale », explique-t-elle. Certaines femmes refusent cette idée. C’est le cas de Sarah, qui défend le droit de pouvoir jouir de son propre corps. Inscrite sur Tinder depuis près d’un an, par simple curiosité, ou bien peut-être par ennui profond, la jolie brune aux traits fins est décidément déçue par l’offre masculine. « L’homme sur Tinder est très vide, très faible, très inculte, et souvent maladroit ! », décrète-t-elle, catégorique. La quantité des profils et des matchs est réelle, mais la qualité laisse à désirer. « Les hommes ne sont pas sur Tinder pour échanger longtemps, ça me déplaît un peu car j’aime lire la personne, analyser ses mots, sa pensée, avant de me décider », regrette la jeune femme. Elle fait le tri. « Sur des centaines de matchs, je peux donner mon numéro à dix d’entre eux. Dans la réalité, j’en ai rencontré six. Et eux non plus, ne collaient pas avec mes attentes. » Qui sont-ils, justement ? « J’aime les beaux parleurs. Souvent, des profils non marocains, pour l’exotisme. Et j’ai toujours été en contact avec des hommes plus âgés : ils sont beaucoup plus matures ! » répond-elle. Quant à son regard sur les utilisatrices, il est tout aussi peu enviable. « Par curiosité, j’ai switché sur les profils des filles : ils sont fake. Elles mettent des photos d’animaux, d’anneaux ou de bébés, elles ne soignent pas leur présentation. » Des détails qui ont leur importance à ses yeux, jusqu’à en faire un outil de séduction. « Mes photos sont bien sélectionnées, sexy mais sans provocation ». Enfin, Sarah affirme que beaucoup de filles n’ont pas compris le concept et se demandent pourquoi ça ne marche pas. « Tinder n’est pas Meetic Affinity, c’est très rare d’y trouver le prince charmant ! »

 

 

Soumaya Naamane-Guessous, sociologue et professeur universitaire 

 Focus

Pièges en web profond

La bulle protectrice qu’offre les applications n’est pas si impénétrable que l’on pense. En effet, la sociologue met en garde contre l’absence d’éthique encadrant ces applications. « Il y a beaucoup de dérives. Les utilisatrices vivant chez leurs parents installent ces applications en cachette et les utilisent sans être outillés pour avoir de la distance entre elles et l’univers de ces applications ». Elle déplore aussi que dans l’enseignement, il n’existe aucune campagne de sensibilisation axée sur l’impact de nouveaux outils de la technologie sur la société. Du côté des hommes, il semblerait que certains profitent de ces absences d’avertissements. « Certains profitent de ces applications pour mentir à leurs interlocutrices. Ils s’inventent des métiers. Ils savent, par exemple, que les femmes sont des mordues du mariage. Ils vont donc mettre dans leur description qu’ils cherchent une femme de bonne famille, et promettent mariage à la clé. Des hommes mariés cachent leur statut à leurs conquêtes, et leur sortent des excuses jusqu’à ce qu’elles s’aperçoivent du bluff. C’est un piège, et beaucoup de femmes qui préservaient jusque-là leur virginité se font arnaquer ! », analyse la sociologue. 

 

 



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