Réforme de la profession d’huissier : une justice plus efficiente, mais à quel prix ?
Une réforme en profondeur de la profession d’huissier de justice est en cours au Maroc. Si elle promet d’accélérer la numérisation et de renforcer la formation, elle soulève également des interrogations sur son impact financier et l’indépendance de la profession. Détail.
Réforme de la profession d’huissier de justice au Maroc : une modernisation à double tranchant ! Accès à la justice, indépendance professionnelle, tarification : la réforme de la profession soulève de vives tensions. Une modernisation à quel prix ? Sommes-nous face à une révolution ou une régression ? Les huissiers, ces indispensables intermédiaires, sont-ils prêts à endosser le rôle de facilitateurs ? Autant de questions en suspens. Approuvé en Conseil de gouvernement, le 3 octobre 2024, le projet de loi n°46.21 vise à réformer en profondeur la profession d’huissier de justice au Maroc.
Bien que présentée comme une avancée nécessaire pour moderniser le système judiciaire, cette réforme suscite déjà de vives tensions avec la profession. Le projet de loi fait en partie grincer des dents les huissiers, mais quid des justiciables et des entreprises ? Tour d’horizon des principaux changements et de leurs implications pour ces derniers. L’un des objectifs clés de cette réforme est d’accélérer la numérisation des procédures judiciaires.
«L’introduction des outils numériques pourrait accélérer les procédures et améliorer l’accès à la justice», souligne Ibrahim Rais El Fenni, expert-comptable. Une avancée prometteuse pour les justiciables et les entreprises qui font actuellement face à des délais parfois interminables.
En effet, les délais des procédures judiciaires constituent aujourd’hui un frein majeur pour les justiciables et les entreprises. Que ce soit pour recouvrer des créances, faire valoir ses droits ou encore obtenir l’exécution d’une décision de justice, les délais peuvent s’étirer sur plusieurs années. Un véritable parcours du combattant, générateur de coûts importants et d’insécurité juridique pour les entreprises.
«Dans certains tribunaux, il faut compter jusqu’à trois ou quatre ans pour qu’un dossier soit traité du début à la fin de la procédure, c’est proprement ahurissant !», s’insurge un dirigeant d’entreprise.
La dématérialisation des actes et la possibilité de suivre en ligne l’évolution des dossiers représentent donc un formidable espoir pour accélérer ces procédures chronophages. En facilitant la transmission et le traitement des informations, le numérique permettra d’éviter de nombreux ralentissements administratifs. «Aujourd’hui, un huissier doit parfois se déplacer sur des centaines de kilomètres juste pour remettre un acte à une partie. Avec la dématérialisation, ces actes pourront être transmis instantanément par voie électronique, c’est un gain de temps et d’efficacité considérable», se réjouit un analyste.
Pour les entreprises, ces délais raccourcis représenteront un enjeu économique de taille en permettant un recouvrement plus rapide des créances et une meilleure gestion de leur trésorerie. Un argument de poids pour améliorer l’attractivité économique du Maroc.
Reste à s’assurer que tous les acteurs, qu’ils soient huissiers, magistrats ou avocats, disposent des infrastructures et des compétences nécessaires pour cette transition numérique. Vraisemblablement, certains professionnels pourraient rencontrer des difficultés à s’adapter aux nouvelles exigences technologiques. D’où l’intérêt d’un accompagnement pour que la transition ne creuse pas davantage les inégalités et la fracture entre les régions, en particulier pour les juridictions les plus reculées.
Renforcement de la formation et du contrôle
Pour garantir un service de qualité, le projet de loi 46.21 introduit une formation initiale allongée d’un an ainsi qu’une formation continue obligatoire pour les huissiers. Un moyen d’élever le niveau de professionnalisme. Une évolution positive, à condition que cette formation soit correctement encadrée pour ne pas devenir «un fardeau supplémentaire» financier et logistique, souligne Ibrahim Rais El Fenni.
La réforme prévoit également un renforcement des mécanismes de contrôle et de sanction disciplinaire. Plus de contrôle pour renforcer l’éthique et la confiance dans la profession. Un gage de transparence apprécié des justiciables, mais qui inquiète les huissiers.
«Un contrôle plus rigoureux, qui risque de ralentir l’autonomie des huissiers et de compliquer les procédures», craint Rais El Fenni.
Revenons à la formation continue obligatoire. Allonger d’un an la formation initiale des huissiers et rendre la formation continue obligatoire vise à renforcer leurs compétences et leur niveau de professionnalisme. Cela représente une évolution positive qui devrait permettre d’améliorer la qualité du service rendu aux justiciables.
Cependant, comme le souligne justement Rais El Fenni, il faudra veiller à ce que cette formation soit correctement encadrée, tant sur le plan des contenus que de l’organisation, pour ne pas représenter un fardeau financier et logistique supplémentaire trop lourd pour les huissiers. Un juste équilibre devra être trouvé.
Pour ce qui est du renforcement des contrôles et des sanctions disciplinaires à l’encontre des huissiers, cela répond à un objectif de transparence et d’éthique, apprécié des justiciables. Cela devrait contribuer à renforcer la confiance dans cette profession.
Néanmoins, les craintes des huissiers sont compréhensibles. Un contrôle trop rigide pourrait effectivement ralentir leur autonomie et complexifier les procédures s’il n’est pas mis en place de manière pragmatique. L’enjeu sera de trouver le bon dosage entre renforcement de la déontologie et préservation d’une certaine souplesse opérationnelle.
Il faudra également s’assurer que ces contrôles renforcés ne deviennent pas une source de pression ou de représailles à l’encontre des huissiers intègres dans l’exercice normal de leurs fonctions. Des garde-fous devront être prévus.
En définitive, formation et contrôle renforcés apparaissent comme des évolutions positives pour cette profession, à condition qu’elles soient mises en œuvre de manière équilibrée et dans un esprit de dialogue avec les professionnels concernés. La concertation sera essentielle pour garantir une réforme réussie et éviter les effets contre-productifs.
Extension des compétences et nouveaux services
Outre la signification des actes de justice, de nouvelles prérogatives sont confiées aux huissiers : recouvrement amiable de créances, gestion des ventes aux enchères, etc. L’extension des compétences des huissiers leur permettra d’offrir un service plus complet aux justiciables et entreprises. Une évolution qui devrait faciliter les démarches, mais qui pourrait aussi entraîner une hausse des tarifs.
«Le risque d’une augmentation des coûts reste présent», redoute Ibrahim Rais El Fenni.
Un enjeu de taille pour l’accès à la justice, notamment pour les plus démunis. En effet, si cette évolution présente des avantages certains en termes de services pour les justiciables et les entreprises, elle soulève également des interrogations légitimes sur ses impacts financiers et son accessibilité pour tous. En confiant de nouvelles missions aux huissiers comme le recouvrement amiable de créances ou la gestion des ventes aux enchères, cette réforme vise à leur permettre d’offrir un service plus complet et mieux intégré.
Pour les justiciables et entreprises, cela devrait faciliter les démarches en évitant les allers-retours entre différents intervenants. C’est un gain d’efficacité et de simplicité appréciable. Néanmoins, les craintes d’une hausse des tarifs pratiqués par les huissiers sont légitimes.
En élargissant leur champ de compétences et donc leur charge de travail, le risque existe que ces nouveaux services ne s’accompagnent d’une revalorisation de leurs honoraires. Et ce, au détriment de l’accessibilité financière pour les justiciables les plus modestes. On est donc face à un enjeu de taille pour l’accès à la justice et à l’égalité des citoyens devant la loi.
Si les coûts augmentent trop, cela pourrait créer une «justice au rabais» pour les plus démunis, incapables d’assumer financièrement les nouvelles prestations. À l’inverse, certains pourraient estimer «payer trop cher» pour des services qu’ils n’utiliseraient pas tous.
«Pour éviter ces écueils, des garde-fous devront être prévus comme un encadrement strict des tarifs, avec éventuellement une grille d’honoraires modulable selon les revenus des justiciables. Une prise en charge par l’aide juridictionnelle pour les plus démunis pourrait également être envisagée pour certaines prestations», recommande un analyste.
L’enjeu sera de trouver le juste équilibre entre modernisation du métier d’huissier, qualité de service et accès équitable à la justice pour tous. Un défi de taille qui nécessitera une large concertation avec les professionnels et la société civile afin que cette réforme soit pleinement bénéfique.
Indépendance de la profession menacée ?
Principale pomme de discorde des huissiers avec le gouvernement, la réforme remet en cause l’indépendance des institutions représentant la profession.
«La définition retenue ne stipule pas que notre instance est indépendante, laissant entendre que le ministère pourrait maintenir une tutelle sur elle», dénonce Mahmoud Abou Lhoukouk, président de l’Ordre national des huissiers.
Il faut dire que le président de l’Ordre soulève un point de friction majeur entre les huissiers de justice et le gouvernement dans le cadre de cette réforme, à savoir la remise en cause de l’indépendance de leurs instances représentatives. C’est effectivement un enjeu crucial qui mérite d’être développé.
Le texte du projet de loi semble laisser planer un doute sur le degré d’indépendance réel de l’Ordre national des huissiers vis-à-vis du ministère de tutelle. En n’affirmant pas explicitement son indépendance, il ouvre la porte à un possible maintien d’une tutelle gouvernementale sur cette instance censée être autonome.
Ce qui évidemment est une ligne rouge pour de nombreux huissiers, qui voient dans cette imprécision une potentielle remise en cause de leur indépendance et de leur capacité à s’autoréguler en tant que profession libérale. Une atteinte à un principe fondamental. L’obligation de transmettre les décisions de l’Ordre au ministère fait également grincer des dents.
«Cette obligation compromet gravement le principe d’indépendance», juge le président de l’Ordre national des huissiers, qui appelle le gouvernement à revenir sur ces dispositions pour «parvenir à une formule consensuelle». Autre point d’achoppement : l’obligation faite à l’Ordre de transmettre systématiquement ses décisions au ministère.
Au-delà de l’aspect purement procédural, cette obligation est le symbole d’une possible ingérence du pouvoir exécutif. Pour de nombreux huissiers, cette disposition remet en cause le principe même d’indépendance de leur instance de régulation, en la plaçant potentiellement sous la tutelle du gouvernement. Un contresens avec l’essence d’une profession libérale indépendante. Face à ces inquiétudes de fond, le président de l’Ordre appelle le gouvernement à revoir sa copie sur ces dispositions controversées.
L’objectif étant de parvenir à une formule consensuelle, garantissant l’indépendance pleine et entière de l’instance représentative des huissiers. Ce bras de fer symbolique illustre la nécessité d’un dialogue nourri et d’une réelle concertation avec les professionnels concernés. Seule une approche d’intelligence collective permettra d’accorder les différents enjeux : modernisation, indépendance, éthique, accessibilité à la justice… «C’est à ce prix que cette réforme pourra réellement atteindre ses objectifs d’amélioration du service public sans heurter les principes fondamentaux du métier d’huissier. Un subtil équilibre à trouver dans l’intérêt des justiciables», souligne un analyste.
Vers une justice plus efficace, mais à quel prix ?
Acquise après des décennies d’attente, cette réforme ambitieuse de la profession d’huissier de justice comporte des avancées notables, comme la numérisation et la montée en compétences des professionnels. Néanmoins, les risques de hausse des coûts, de complexification des procédures et de remise en cause de l’indépendance professionnelle soulèvent de vives inquiétudes.
«Si cette réforme est bien accompagnée, elle pourrait améliorer l’efficacité et la transparence de la justice», nuance Ibrahim Rais El Fenni.
«Cependant, un soutien concret sera essentiel pour que cette transition ne se fasse pas au détriment de la profession et des justiciables». Un défi de taille pour garantir un réel progrès dans l’accès au droit pour tous les Marocains.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO