Hausse du prix de la tomate ronde : l’arbre qui cache la forêt
Bien que la production soit actuellement paralysée par la baisse de température nocturne, ce qui affecte l’offre et la demande, la hausse des prix cache aussi d’autres réalités conjoncturelles et structurelles. Il s’agit de l’orientation des producteurs vers les tomates de segmentation, puisque la ronde ne couvre plus les coûts de production, en plus de la reconversion des superficies vers d’autres cultures plus rentables… Détails.
A l’instar du secteur agrumicole, il y a quelques années, où les petits calibres ont dominé le profil variétal au détriment de l’orange, la filière de la tomate se dirige vers le même scénario, mais dans un contexte tout à fait différent. C’est la raison pour laquelle la hausse vertigineuse des prix de la tomate ronde, en raison de l’offre et la demande sur les marchés intérieurs, n’est que la partie émergée de l’iceberg surtout à la veille du mois de Ramadan avec l’accumulation à la fois de plusieurs facteurs structurels et conjoncturels. Un constat largement partagé par les professionnels de cette filière.
Il s’agit de l’Association marocaine des producteurs et producteurs-exportateurs de fruits et légumes (APEFEL) et l’Association marocaine des conditionneurs maraîchers (AMCOM), qui ont jeté, vendredi dernier, toute la lumière sur cette hausse des prix des fruits et légumes, allusion faite à la tomate ronde. Alors, comment expliquer cette flambée des prix qui a poussé le gouvernement à activer des mécanismes portant, selon les professionnels, sur l’interruption des exportations de tomate vers le marché subsaharien et la réduction de l’export vers l’UE pour agir sur la loi de l’offre et la demande ?
Selon les deux entités, «bien que la baisse de température nocturne soit un facteur habituel chez les producteurs-exportateurs, chose qui ralentit couramment la production de la tomate au sein des abris serres, toutefois, ce mois de mars et février ont été marqués par des baisses anomales et vertigineuses de thermomètre au niveau de la plaine de Chtouka (Souss-Massa), première zone primeuriste du royaume», expliquent-ils. D’où ce déséquilibre entre l’offre et la demande sur les marchés intérieurs à cause de ces changements climatiques. Avec la baisse prévue durant cette semaine en matière de température et de froid nocturne affichant 9 degrés, les mêmes conditions (de pluie) marqueront l’offre et la demande en raison du recul de la production.
Les tomates de segmentation sont plus rentables
D’autres facteurs commerciaux et techniques expliquent cette hausse, notamment les spéculations exercées à la veille du mois de Ramadan et les dysfonctionnements qui marquent le circuit de commercialisation des fruits et légumes contrôlé par les grossistes. Ce sont ces derniers qui fixent avant tout les prix, puisqu’ils ont une visibilité sur l’offre et la demande sur le marché, mais aussi les commerçants détaillants et les intermédiaires. Au final, le consommateur achète le produit après l’addition de plusieurs marges de bénéfice alors que le produit (tomate ronde) est vendu au départ par le producteur à hauteur de 4 à 6 DH/kg contre 10 à 12 DH/kg actuellement sur le marché pour le consommateur final.
Aussi, «au cours des quatre dernières années, la tomate ronde a été vendue à hauteur de 1,50 DH sous forme de prix moyen de vente calculé sur le marché local (marché de gros à Inzegane) alors que son coût de production dépasse 3 MDH. Cette différence a été couverte essentiellement par l’export, selon les professionnels, qui selon eux, ne peuvent pas investir dans des abris serres sans débouchés commerciaux à l’étranger.
La tomate ronde passe de 80 à 50% du profil variétal
Sur le plan technique, il s’agit essentiellement de l’état actuel des plants en raison de l’insuffisance de la fertilisation et l’indisponibilité de certains produits, suite à la flambée des engrais ainsi que la reconversion des superficies vers d’autres cultures plus rentables. Ce qui a entraîné un recul des surfaces plantées en tomates rondes. De l’avis des professionnels, «au niveau du marché à l’export, les tomates de segmentation sont plus rentables tandis que, durant ces cinq dernières années, la tomate ronde ne l’est plus. De ce fait, le prix de vente de la ronde ne couvre pas les coûts de production en hausse continue», précisent-ils.
Conséquence directe de cette situation, depuis environ six années, la tomate ronde, qui représentait l’équivalent de 80% du profil variétal de la tomate globale, est passée presque à 50% en raison de l’orientation vers les tomates de segmentation. Parallèlement, plusieurs producteurs exportateurs, qui sont assujettis à une panoplie de risques, se sont orientés vers d’autres cultures alternatives, notamment les fruits rouges, pour générer de meilleures rentabilités et éviter moins de risque commercial alors que les coûts de revient ne cessent, selon la profession, d’augmenter (hausse des intrants, matières premières, transport et logistique…).
Par conséquent, les superficies dédiées à la tomate ronde ont automatiquement baissé. Ce recul est attribuable aussi à la problématique de l’eau. En attendant l’approvisionnement des exploitations par l’eau dessalée d’irrigation, qui se fait toujours attendre, plusieurs fermes ne produisent pas à plein régime, ce qui explique aussi cette baisse de superficie et de tonnage au niveau des exploitations. Il est à signaler aussi que cette situation (insuffisance de fertilisation et d’eau) a impacté la question du calibre de produit puisque les quantités apportées en matière de fertilisation et eau n’ont pas été suffisantes dans certaines exploitations pour couvrir les besoins des plantes, de façon à garantir le rendement et surtout la qualité requise.
L’export : un dommage collatéral ?
Dernier facteur, mais non des moindres cités par les professionnels, la concurrence très rude de la part des pays européens sur ce produit de la tomate ronde qui investissent dans des abris serres très sophistiquées en hors saison. Ce qui engendre chez eux un allongement du cycle de production de la tomate ronde contre un rétrécissement du cycle de commercialisation du produit marocain. Il va sans dire que les professionnels s’accordent aussi à dire que le fait de réduire une partie des exportations sur le marché de l’UE et interrompre les acheminements vers le marché subsaharien, à l’instar de la pomme de terre en 2020, portera préjudice à l’origine Maroc et à des années d’efforts pour conquérir ces marchés de l’Afrique de l’Ouest.
«L’export n’a jamais entraîné une hausse de prix sur le marché national. Il n’y a aucune relation de cause à effet dans l’impact de l’export sur la hausse des prix au marché interne, ce qui nécessite la régulation de l’ensemble des dysfonctionnements auxquels est confronté le marché local», insistent les deux associations.
En prenant l’exemple du marché subsaharien, les pays de l’Afrique de l’Ouest vont chercher, selon les professionnels, d’autres sources d’approvisionnement. C’est la raison pour laquelle, avec les contraintes rencontrées au niveau du marché de l’UE (barrière tarifaires et non tarifaires), l’avenir des exportations marocaines de fruits et légumes passent, selon eux, par le marché africain qui est actuellement convoité par plusieurs pays concurrents dont des pays voisins.
«Depuis des années, les commerçants ont développé ce marché en se structurant sur le plan professionnel. Ce marché absorbe une partie de la production des agriculteurs marocains. Si on paralyse les exportations, afin de stabiliser les prix et la demande au niveau du marché national, on risque tout simplement de porter préjudice au maillon des producteurs et commerçants, mais aussi, aux emplois créés», regrettent-ils. C’est pourquoi les deux associations n’hésitent pas à avancer que le développement de la culture de la tomate est tributaire du marché de l’export qui a permis aussi de stabiliser les prix sur le marché interne.
En mars 2021, les exportations ont enregistré l’équivalent de 44.000 tonnes contre 11.000 tonnes pendant la première semaine de mars 2022. Selon les prévisions des professionnels, le Maroc réalisera probablement le même tonnage que l’année dernière à l’export vers l’UE, ce qui veut dire qu’il sera presque au même niveau, si ce n’est pas moins avec la baisse prévue de température et le froid durant cette semaine. Par ailleurs, les deux associations ont pointé du doigt aussi la focalisation sur la hausse des prix alors que quand les prix sont en chute libre, avec un manque à gagner pour les producteurs exportateurs, personne n’aborde les répercussions sur la filière et ses producteurs.
Yassine Saber / Les Inspirations ÉCO