Généralisation de l’AMO : un quart des Marocains toujours exclus
Lancée avec l’ambition de couvrir tous les Marocains, l’Assurance maladie obligatoire (AMO) a franchi un cap en atteignant 86% de la population. Mais derrière ces chiffres, des millions restent exclus ou confrontés à des obstacles administratifs et financiers. Le dernier rapport du CESE, présenté à Rabat, plaide pour des réformes profondes pour transformer cette avancée sociale en véritable révolution.
Ils sont encore 8,5 millions, près d’un quart des Marocains, à ne pas bénéficier de l’Assurance maladie obligatoire (AMO). Pourtant, cette réforme, lancée en 2021 avec l’ambition de couvrir l’ensemble des citoyens, promettait un accès universel aux soins. Alors que 31,8 millions de personnes sont désormais immatriculées, les défis pour franchir ce dernier quart de chemin sont immenses. Le dernier rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE)dresse un bilan contrasté. Si l’AMO a bien transformé le paysage social marocain, des failles importantes menacent son impact à long terme.
Une avancée inédite qui transforme le paysage social
Depuis son lancement en 2021, l’extension de l’AMO a permis d’intégrer 14,6 millions de nouveaux bénéficiaires. Un chiffre impressionnant, rendu possible notamment par la conversion du RAMED en régime AMO-TADAMON, destiné aux populations les plus démunies. Désormais, 31,8 millions de personnes, soit 86,48% de la population, bénéficient d’une couverture médicale.
Mais, «à ce jour, 8,5 millions de personnes ne sont pas inscrites, nous ne les connaissons pas et elles ne bénéficient d’aucune couverture médicale. Elles sont principalement dans le milieu rural», a déclaré Ahmed Reda Chami, président du CESE, récemment nommé ambassadeur du Maroc auprès de l’Union européenne (UE) à Bruxelles.
Cette avancée, significative tout de même, va de pair avec des efforts pour moderniser le système de santé. Le gouvernement a renforcé la digitalisation des services, amélioré les délais de remboursement (désormais réduits à 9 jours en moyenne) et mis en place des campagnes de sensibilisation. Ces mesures, combinées à un plan ambitieux d’augmentation du personnel médical et de création d’infrastructures, ont contribué à rendre le système plus accessible. En parallèle, la généralisation de l’AMO a stimulé l’économie.
Selon le CESE, la réduction des dépenses directes des ménages pour la santé libère du pouvoir d’achat et encourage la consommation, tout en renforçant l’inclusion financière grâce à l’obligation de bancarisation pour les remboursements.
Des lacunes importantes
Malgré ces progrès, les failles du système restent béantes. Plus de 3,5 millions d’assurés se trouvent en situation de «droits fermés», souvent en raison du non-paiement des cotisations, de procédures administratives complexes ou de données erronées.
Ce problème touche particulièrement les travailleurs non-salariés, dont 65% ne peuvent accéder aux prestations, ainsi que les bénéficiaires de l’AMO-CHAMIL, un régime encore mal structuré. L’inégalité régionale constitue un autre obstacle majeur. Les zones rurales et périphériques continuent de souffrir d’un accès limité aux soins. En 2024, cinq régions concentrent 79% des cliniques privées et 82% des lits d’hospitalisation, laissant d’immenses disparités dans la couverture territoriale.
Enfin, la charge financière reste un frein pour de nombreux assurés. Bien que la réforme vise à réduire les coûts à la charge des ménages, plus de 50% des dépenses de santé sont encore supportées directement par les assurés. Ce taux dépasse largement la norme recommandée de 25% par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le financement de l’AMO constitue un défi crucial pour sa soutenabilité.
Depuis 2022, l’État a investi plus de 15,51 milliards de dirhams pour soutenir des régimes comme l’AMO-TADAMON. Cependant, les besoins explosent. Le vieillissement de la population, l’augmentation des maladies chroniques et la demande croissante en soins spécialisés alourdissent la facture. Le CESE alerte également sur le risque d’une polarisation croissante des dépenses de santé vers le secteur privé, qui capte plus de 90% des budgets des organismes gestionnaires. Ce déséquilibre pourrait accentuer les inégalités d’accès et compromettre l’objectif d’universalité.
«La majorité des assurés se tournent vers les centres de santé privés, principalement en raison du manque d’offres et d’attractivité dans le secteur public. C’est un réel problème. Lorsque plus de 95% des affiliés à l’AMO consultent dans le privé, plus de 80% des assurés CNOPS font de même, et même 57% des affiliés à l’AMO Tadamoun privilégient le privé, cela soulève une problématique majeure. Nous devons impérativement la corriger, car nous estimons que le secteur privé doit jouer un rôle moteur dans ce domaine», souligne Ahmed Reda Chami.
Une réforme à ajuster
Pour consolider les acquis de l’AMO et répondre aux défis qui persistent, le Conseil économique, social et environnemental propose une série de mesures à la fois ambitieuses et pragmatiques. La première priorité réside dans l’harmonisation des différents régimes existants. Le système actuel, morcelé et cloisonné, génère des inégalités profondes. Par exemple, les cotisations diffèrent selon les catégories socioprofessionnelles, tout comme les taux de remboursement et les modalités d’accès aux soins. Une unification progressive, intégrant tous les régimes sous un cadre national commun, permettrait de réduire ces disparités tout en simplifiant la gestion administrative.
«Nous pensons aujourd’hui que les régimes sont hétérogènes n’en déplaise à certains. L’idée serait d’avoir un seul AMO avec une complémentaire», explique le président du CESE.
Cette convergence garantirait une équité accrue entre les bénéficiaires, qu’ils soient salariés, travailleurs indépendants ou sans emploi. Un autre enjeu majeur concerne la gouvernance du système. Le rapport souligne la nécessité d’une coordination renforcée entre les acteurs publics, privés et mutualistes pour garantir une gestion plus transparente et participative. Cela inclut une supervision claire des fonds alloués et une articulation efficace avec les réformes en cours dans le secteur de la santé.
Par exemple, la création de structures publiques de soins dans les zones rurales pourrait être directement alignée avec les objectifs de l’AMO, maximisant ainsi l’impact des investissements publics. Les inégalités géographiques dans l’accès aux soins, mises en évidence par le rapport, appellent également une réponse urgente. Les régions rurales, souvent sous-équipées et éloignées des centres de santé, nécessitent des investissements accrus pour garantir une couverture réelle.
Le CESE insiste sur l’importance de construire des infrastructures médicales adaptées dans ces zones, tout en incitant les professionnels de santé à y exercer. Des mesures incitatives comme des primes d’installation ou des avantages fiscaux pourraient jouer un rôle clé dans cette dynamique.
Un double défi
Sur le plan financier, le défi est double. Il s’agit non seulement de rendre l’AMO soutenable, mais aussi de réduire la part des dépenses de santé directement supportée par les ménages, qui reste trop élevée. Le rapport recommande d’augmenter les taux de remboursement pour les soins spécialisés et de généraliser le mécanisme du tiers payant, qui permet aux assurés de ne pas avancer les frais médicaux.
Par ailleurs, une meilleure régulation des coûts dans le secteur privé pourrait limiter l’inflation des dépenses, notamment pour les traitements complexes. La solidarité financière doit également être renforcée pour équilibrer le système. Cela pourrait passer par une révision des plafonds de cotisation pour les catégories à hauts revenus, assurant ainsi une redistribution plus équitable des ressources.
En parallèle, des mécanismes d’aide ciblée pour les populations précaires permettraient de combler les lacunes actuelles, notamment pour les personnes aux revenus modestes qui peinent à payer leurs cotisations. Enfin, une meilleure sensibilisation des assurés s’impose. Le rapport insiste sur le besoin d’une communication claire et accessible concernant les droits, les prestations couvertes et les démarches administratives. De nombreuses personnes restent mal informées sur les modalités d’accès à l’AMO, ce qui renforce les inégalités et entrave l’efficacité du système.
Ahmed Reda Chami
Président du CESE
«La majorité des assurés se tournent vers les centres de santé privés, principalement en raison du manque d’offres et d’attractivité dans le secteur public. C’est un réel problème. Lorsque plus de 95% des affiliés à l’AMO consultent dans le privé, plus de 80% des assurés CNOPS font de même, et même 57% des affiliés à l’AMO Tadamoun privilégient le privé, cela souligne une problématique majeure. Nous devons impérativement la corriger, car nous estimons que le secteur privé doit jouer un rôle moteur dans ce domaine.»
Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO