Contrôles fiscaux : dans les coulisses du ciblage

Dans un contexte marqué par une transformation profonde des politiques fiscales mondiales, Younes Idrissi-Kaïtouni, directeur général de l’administration des Impôts, offre un éclairage crucial sur l’évolution des contrôles fiscaux au Maroc. Entre réforme des taux, priorité à la croissance économique et recours accru à la data, son analyse révèle une administration en mutation, mais confrontée à des défis structurels. Détails.
On en sait un peu plus sur la philosophie qui préside à la modernisation du contrôle fiscal au Maroc. Loin d’être un outil punitif, ce dispositif s’articule désormais autour d’une triple logique : ciblage algorithmique, équité contributive et soutien à la formalisation.
Younes Idrissi-Kaïtouni, directeur général de la Direction générale des impôts (DGI), qui intervenait lors d’une conférence-débat organisée par nos confrères de L’Économiste, a levé le voile sur les mécanismes de ciblage des contrôles fiscaux, un sujet souvent source de tensions mais crucial pour l’équité du système. Entre algorithmes de scoring, segmentation des contribuables et réponses aux défis de l’informel, décryptage d’une stratégie en mouvement.
Segmentation et ciblage : trois catégories, trois approches
La DGI a instauré une stratégie de segmentation fine des contribuables, articulée autour de trois profils distincts soumis à des modalités de contrôle adaptées. Les entreprises du «Top 1.000», englobant les grands groupes (banques, assurances, industriels), représentent 70% des recettes fiscales et font l’objet d’un audit rotatif planifié sur un cycle de 4 à 7 ans.
Cette approche évite toute concentration sectorielle, comme l’explique Idrissi-Kaïtouni : «Nous veillons à ne pas contrôler toutes les banques ou cimenteries la même année. Pour les grands groupes, nous avons une approche différente. On veille à ce qu’il n’y ait pas une concentration sur un groupe donné. Le système d’analyse du risque nous permet de sélectionner les dossiers.»
Ainsi, une règle non écrite limite le nombre de sociétés contrôlées annuellement au sein d’un même groupe, combinant dissuasion et équilibre économique. Exemple : un groupe possédant 50 filiales ne verra pas plus d’une entité majeure contrôlée par an, avec un intervalle minimal de 4 à 7 ans entre deux contrôles d’une même société.
L’objectif est d’éviter un «effet de saturation» tout en maintenant une pression fiscale équilibrée. Les PME structurées subissent, quant à elles, un ciblage algorithmique. Leur sélection repose sur des indicateurs financiers précis. Le contrôle des «grandes PME se fait selon un taux de rotation de 7 ans. Les autres [TPE/PME], un taux de rotation de 10 ans. […] Le système d’analyse du risque permet de repêcher les dossiers au contrôle fiscal», explique le dirigeant, qui souligne que le fisc veille à ce qu’il n’y ait pas une concentration par activité professionnelle.
«Pour chaque séquence [de contrôle], on tient compte de la dernière programmation pour éviter les redondances.» Exemple concret : une entreprise affichant un chiffre d’affaires déclaré en baisse, mais dont les actionnaires réalisent des investissements personnels disproportionnés, sera automatiquement signalée. De même, les écarts entre les déclarations de TVA et les flux bancaires déclenchent des alertes. Enfin, les TPE et indépendants font face à une traque aux anomalies sectorielles. Le ciblage des contrôles repose sur un système de scoring sophistiqué, alimenté par 500 règles de risque algorithmiques.
«Grâce à la digitalisation et au Big Data, nous avons un système de scoring avec 500 règles de risque programmées. […] Les contribuables à haut risque sont classés par ville/région», explique Idrissi-Kaïtouni.
Ainsi, chaque année, le système remonte les contribuables dont le score de risque est le plus élevé. Ceux-ci sont classés par niveau de risque décroissant, avec un mécanisme anti-concentration. Les algorithmes analysent des milliards de données issues des déclarations TVA, bilans comptables et opérations bancaires déclarées.
Par exemple, «un coiffeur déclarant 8.000 DH mensuels mais achetant pour 3.000 DH de produits capillaires sera automatiquement signalé», illustre le directeur général de la DGI, soulignant la minutie de ce dispositif fondé sur la cohérence économique.
Comme indiqué plus haut, la rotation, pilotée par un système d’analyse des risques, garantit une couverture large sans cibler excessivement un secteur.
Le pari d’une hausse des recettes fiscales axée sur la croissance, non sur le contrôle
Idrissi-Kaïtouni insiste sur un pivot stratégique : «Nous croyons profondément que la croissance des recettes fiscales va provenir de la croissance économique et non pas du contrôle fiscal». Cette déclaration marque un changement de paradigme. Plutôt que de maximiser les recettes via des contrôles coercitifs, l’administration mise sur des taux «compétitifs» pour attirer les investissements, élargir l’assiette fiscale et générer une croissance organique.
«Nous sommes en train d’amorcer une réforme, disons, progressive. On se concentre essentiellement sur la réforme en matière de taux. C’est vrai que maintenant, nous avons l’un des taux les plus compétitifs de la région, voire même du monde. Notre objectif, c’est que ce taux compétitif puisse attirer plus d’investissements», souligne-t-il, alignant le Maroc sur les standards internationaux en matière d’attractivité économique.
Cette approche s’inspire d’une logique économique simple : un PIB en hausse génère mécaniquement des recettes supplémentaires sans alourdir la pression fiscale. Toutefois, cette stratégie suppose une confiance accrue dans la déclaration spontanée des contribuables, ce qui renvoie à l’efficacité des contrôles comme garde-fou.
Une mécanique de contrôle data-driven, mais sous-dimensionnée
Le directeur général dévoile une réalité chiffrée éloquente : «Nous contrôlons à peu près 1% de la population» fiscale, contre 4% à 5% dans les pays de l’OCDE. Un écart significatif, même si le Maroc progresse (0,5% il y a peu à 1% de la population fiscale). Cette faiblesse quantitative s’explique par une logique de ciblage algorithmique. «Le plus important est que tout passe par la machine», explique-t-il.
L’administration privilégie ainsi des contrôles ponctuels, déclenchés par des anomalies détectées via le croisement de données (risques sectoriels, incohérences déclaratives). «Ce sont des entreprises qui ont fait montre d’un risque particulier, un recoupement, une opération particulière». Ces contrôles «hors programme», bien que minoritaires, s’appuient sur des outils analytiques pour identifier les écarts par rapport aux normes économiques.
«La machine sort juste des chiffres, des agrégats économiques», résume Kaïtouni, soulignant une dépersonnalisation du processus au profit de critères objectifs. Cependant, le volume annuel de contrôles (7.000 sur place et 22.000 à 23.000 «sur pièce») reste modeste. «On devrait encore contrôler cinq fois plus», concède le dirigeant.
Un calendrier fiscal hybride entre prévisibilité et réactivité
Kaïtouni évoque un calendrier des contrôles fiscaux structuré autour de trois périodes clés : janvier, mars et septembre. Ce qui illustre une stratégie équilibrant planification et flexibilité.
Kaïtouni identifie janvier comme un moment pivot. Bien que ses précisions restent allusives, cela suggère un démarrage annuel d’analyses préventives ou de cadrage stratégique. La séquence de mars, post-dépôt des déclarations, est présentée comme une phase de consolidation, où les «bonnes surprises» en recettes révèlent l’impact des taux compétitifs sur l’assiette fiscale.
Enfin, septembre incarne une logique de correction a posteriori, avec des contrôles «light» et ponctuels, ciblant les anomalies résiduelles.
Ce cycle, apparemment rigide, est en réalité complété par une réactivité permanente : «Durant toute l’année, on peut envoyer ce qu’on appelle des ordres de vérification. Cela concerne des entreprises qui ont fait montre d’un risque spécifique, un recoupement, une opération particulière… Et ça, c’est des opérations hors programme. Leur nombre n’est pas très important».
Ces contrôles hors programme, bien que minoritaires, permettent à l’administration de répondre en temps réel aux risques émergents, évitant ainsi de laisser aux fraudeurs un laps de temps exploitable. Cette approche hybride – calendrier structuré + vigilance continue – renforce l’efficacité du système.
Ainsi, les contribuables savent que les contrôles «passent par la machine» en séquences prévisibles, mais ignorent quand une alerte data déclenchera un audit ciblé. Une approche qui allie psychologie fiscale et agilité technologique, réduisant autant que possible les angles morts de la fraude.
Enjeux et perspectives : vers un alignement sur les standards OCDE ?
«22.000 à 23.000 contrôles sur place et sur pièce. Nous contrôlons à peu près 1% de la population fiscale. Comme je dis, ce n’est pas beaucoup, notamment par rapport aux standards des pays de l’OCDE».
À travers cette déclaration, le directeur général des Impôts serait-il en train d’assumer un objectif clair : rattraper les standards de l’OCDE en quintuplant les contrôles ? Il faut dire que son ambition de quintupler les contrôles fiscaux pour se rapprocher desdits standards ne se résume pas à une simple question de volume. Elle implique que sur le plan technique, l’administration du fisc dépasse les limites actuelles de ses outils data, ce qui sous-entend que les algorithmes génèrent un flux encore plus important d’alertes. Cela nécessite certainement d’autres investissements dans l’intelligence artificielle pour prioriser les risques et éviter la saturation. Sur le volet humain, former des auditeurs capables de décrypter des schémas fiscaux complexes – notamment dans les secteurs digitalisés ou transnationaux – est crucial.
Enfin, l’enjeu éthique est subtil : un contrôle accru ne doit pas se traduire par un climat de défiance, surtout pour les PME, souvent moins outillées face à des procédures administratives lourdes.
«Nous contrôlons à peu près 1% de la population fiscale, contre 4% à 5% dans les pays de l’OCDE. Ceux qui se plaignent doivent en tenir compte», rappelle Kaïtouni, soulignant que l’objectif OCDE est aussi un gage de crédibilité internationale.
Une administration sous tension entre attractivité et compliance
Les déclarations de Younes Idrissi-Kaïtouni dépeignent une administration marocaine tiraillée entre deux ambitions : attirer les capitaux via des taux bas et une fiscalité prévisible, d’un côté, et garantir l’équité par des contrôles robustes, sans étouffer l’initiative économique, de l’autre.
La digitalisation apparaît comme un levier central, mais son succès dépendra de l’investissement dans les infrastructures data et la formation. Enfin, le passage de 1% à 5% de contrôles annuels – s’il advient – devra s’accompagner d’une communication claire pour éviter un climat de défiance, surtout chez les PME, pilier de l’emploi national.
«Tout passe par la machine», répète Kaïtouni.
Reste à savoir si cette machine sera suffisamment huilée pour concilier croissance économique et justice fiscale.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO