Banques : avis de tempête sur les transferts MRE
Les états-majors bancaires redoutent l’impact de la CRD VI, l’acronyme d’une directive européenne qui neutralise l’activité d’intermédiation qu’effectuent pour le compte de leurs maisons-mères, les filiales des banques marocaines basées en Europe. Le gouverneur de Bank Al-Maghrib s’en est inquiété publiquement. Ce rôle de «commissionnaire» est un pilier du modèle économique des filiales des banques marocaines en Europe.
Par anticipation de la directive bancaire européenne qui sera appliquée en 2025, les autorités de régulation et les banques centrales de plusieurs États européens ont suspendu l’activité d’intermédiation qu’effectuent les filiales des banques des États-tiers auprès de la diaspora pour le compte de leurs maisons-mères. Or, c’est sur ce schéma que fonctionne le business de trois grandes banques marocaines en Europe. Leurs filiales touchent, en effet, une rémunération sous forme de commission sur le montant des transferts des MRE qui transitent par leur canal. Ce qui a permis d’accélérer la bi-bancarisation de centaines de milliers de MRE.
Les banques marocaines concernées disposent de filiales et succursales dans sept pays européens et d’une cinquantaine de bureaux de représentation à travers le monde (source : Bank Al-Maghrib). Si elle est adoptée en l’état, la directive européenne serait un coup dur pour les banques marocaines au regard du poids des MRE dans leurs ressources. À fin 2022, les dépôts des «Marocains du monde» s’y élevaient à 198,5 milliards de dirhams (MMDH) sur un total de 1.134 milliards.
Ce texte, dont l’adoption est imminente, prévoit l’interdiction pour les banques étrangères non établies dans l’UE d’offrir des services bancaires du pays d’origine directement à leurs clients résidant dans un pays de l’Union, s’est alarmé le wali de Bank Al-Maghrib lors d’un forum consacré aux coûts des transferts de fonds des migrants, tenu le mois dernier au siège du ministère des Affaires étrangères. D’ailleurs, par anticipation de la directive, la Banque d’Italie interdit d’ores et déjà la commercialisation des services bancaires étrangers sur le marché italien.
Pour les banques de pays-tiers, il s’agit d’un obstacle à la bancarisation de la diaspora, une restriction qui risque d’ouvrir un boulevard aux circuits informels qui échappent aux radars des autorités de régulation et qui peuvent servir aux réseaux de blanchiment.
Pour contourner les restrictions de la future directive, le risque est de voir les banques africaines multiplier des bureaux de représentation ou des montages type «agent de paiement». Sous couvert de transferts des fonds, ces banques vont continuer à vendre des produits bancaires. Abdellatif Jouahri, qui redoute également l’effet dévastateur de la convention OCDE sur l’échange automatique des données bancaires à des fins fiscales sur les MRE (ndlr : que le Maroc appliquera en septembre 2025), espère que «cette réglementation sera déployée sans entraver les transferts des migrants». Il y a très peu de chance qu’il y ait des réaménagements au projet vu la lourdeur du processus de production des directives, confie Edouard Fernandez-Bollo, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE).
La version finale de ce texte devrait être prête au cours de ce premier trimestre, et l’entrée en vigueur en 2025. Ce texte introduit des obligations spécifiques relatives aux questions environnementales et de RSE. La future directive CRD VI ne vise pas spécialement les banques africaines, mais tous les établissements de crédit de pays-tiers à l’UE. Il s’agit d’une conséquence du Brexit, qui a complètement changé la nature des relations entre l’Europe et les pays-tiers, le Royaume-Uni étant le plus grand centre financier sur le Vieux continent. Une fois Londres sortie de l’UE, il fallait repenser les «règles du jeu» relatives au paquet des services financiers et s’assurer que tous les États de l’UE avaient la même approche sur les régimes des succursales et l’activité de banques des pays tiers. L’autre aspect important de la directive CRD VI est la prise en compte du risque climatique et la RSE dans le reporting des établissements de crédit.
La réglementation oblige les banques d’avoir une stratégie de développement durable compatible avec les objectifs des pouvoirs publics en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. «Les rédacteurs de cette directive se sont-ils posé la question de l’impact de ce texte sur les diasporas africaines ?», s’interroge Alain Gauvain, avocat spécialiste en droit bancaire et financier. La réponse est clairement non. Est-ce que les États africains eux-mêmes se sont interrogés sur l’intérêt à bancariser leurs diasporas en Europe ? On ne peut pas dire qu’ils aient fait preuve d’initiative, ni de vigueur sur ce plan, observe l’avocat. Or, la bancarisation des migrants impacte positivement les montants des transferts, selon plusieurs études de la Banque mondiale. Mais la problématique à laquelle l’on est confronté concerne la commercialisation en Europe des services bancaires exécutés à l’étranger et non pas la vente des services bancaires européens. Prenons le cas d’une banque sénégalaise souhaitant développer des relations commerciales avec les Sénégalais vivant en Europe. Elle doit créer une succursale dans l’État-membre dans lequel elle souhaite exercer cette activité, mais ne pourra pas bénéficier du passeport européen. Et si elle souhaite opérer dans d’autres États européens, elle doit créer une filiale dans l’État membre bénéficiant du «passeport» européen.
La succursale d’une banque d’un État-tiers ne peut commercialiser que dans l’État où elle est installée. Si elle veut opérer dans un autre pays, elle doit y créer une filiale afin de disposer d’un passeport européen. La CRD VI étant muette sur ce point, cet aspect relève donc de la réglementation de chaque État membre suivant le principe de subsidiarité. Et là, s’inquiète Me Alain Gauvin, «c’est le parcours du combattant qui commence». La banque étrangère doit aller voir l’autorité de régulation de chaque pays pour décrocher les agréments. La France a réglé le problème dans une loi de 2014 et l’Espagne également. Mais en Italie par contre, la réglementation ne fait pas de différence entre la commercialisation des services bancaires et l’exercice d’une activité bancaire. Une vraie menace sur les transferts de MRE provenant de ce pays qui abrite une importante diaspora marocaine.
Abashi Shamamba / Les Inspirations ÉCO