Finance : les banques chinoises, désormais plus prudentes vis-à-vis de Moscou
Effrayées par les menaces de sanctions américaines, les banques chinoises sont devenues ces derniers mois plus prudentes dans leurs transactions avec la Russie, malgré l’amitié «sans limite» proclamée par les dirigeants des deux pays.
La relation diplomatique et commerciale entre Pékin et Moscou s’est nettement renforcée avec la guerre en Ukraine. Faisant fi des critiques de la communauté internationale, le président chinois Xi Jinping devrait d’ailleurs recevoir en mai à Pékin son homologue russe Vladimir Poutine. Mais sur le plan financier, les choses se compliquent: un décret signé en décembre par le président Joe Biden autorise désormais des sanctions secondaires contre les banques étrangères connectées à la machine de guerre russe. En clair, cela signifie que le Trésor américain peut les exclure du système financier mondial, fondé sur le dollar. Depuis, plusieurs banques chinoises ont interrompu ou réduit leurs transactions avec leurs clients russes.
«Actuellement, c’est dur de faire rentrer de l’argent en provenance de la Russie», témoigne un Chinois travaillant dans le commerce de gros dans l’habillement, assis devant son magasin du centre de Pékin. «Les banques ne disent pas pourquoi… mais c’est sans doute dû à la menace (de sanctions) des États-Unis», ajoute-t-il. Des commerçants racontent que les banques imposent des contrôles supplémentaires aux transactions entre les deux pays, pour prévenir tout risque de sanctions. Cela prend parfois des mois, fragilisant les liquidités des petites entreprises d’import-export.
Pékin veut éviter des risques pour son économie
Le commerce entre Chine et Russie a augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine, dépassant en 2023 les 220 milliards d’euros, selon les douanes chinoises, soit une hausse de plus de 25% sur un an. Donc si les banques chinoises refusent les paiements russes, les effets sur Moscou peuvent être lourds de conséquence. La Chine importe massivement du gaz et du pétrole de chez son voisin – «près de 50%» du brut russe, selon le Kremlin. La Russie récupère notamment les composants électroniques dont elle a besoin dans le civil comme le militaire. Les difficultés sur les paiements ont d’ailleurs coïncidé avec une baisse des exportations chinoises vers la Russie en mars et avril.
«Même si les sanctions ont été imposées pour (empêcher) les exportations de certains produits depuis la Chine, elles ont un impact sur le reste du commerce», remarque Pavel Bazhanov, avocat travaillant pour des entreprises russes en Chine.
Les difficultés des entreprises russes avec les banques chinoises ont été évoquées par les médias russes et le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a fustigé des «pressions sans précédent» des États-Unis. Pékin ne confirme pas publiquement le problème, mais le ministère chinois des Affaires étrangères dit s’opposer aux «sanctions américaines unilatérales et illégales». En coulisses, les banques chinoises font bien attention de ne pas devenir des victimes collatérales, notent les analystes.
«Déterminer si des paiements sont liés au complexe militaro-industriel russe, cela représente un défi considérable pour les entreprises et les banques chinoises», observe Alexander Gabuev, directeur du centre Carnegie Russie Eurasie à Berlin.
«Ils appliquent le principe de précaution, ce qui réduit le volume de transactions». Et dans un contexte de croissance chinoise au ralenti, Pékin veut éviter tout risque supplémentaire pour son économie, estime William Pomeranz, expert du cercle de réflexion The Wilson Center.
Virage à l’ouest?
D’autres experts suggèrent aussi qu’en agissant ainsi, la Chine cherche à ménager sa relation avec Washington, en pleine année présidentielle, alors que les liens semblent se stabiliser, après des années de frictions. Les autorités chinoises ont peut-être demandé aux banques de scruter tout paiement russe afin de ne pas créer «un sujet de discorde dans l’élection américaine», avance Wang Yiwei, directeur de l’Institut de relations internationales de l’Université chinoise de Renmin.
«La Chine ne serait pas assez stupide» pour laisser une de ses grandes banques financer l’effort de guerre russe, assure Shen Dingli, spécialiste des relations internationales basé à Shanghai. Elle «ne va pas donner aux États-Unis la possibilité d’imposer pleinement des sanctions». Une possible solution pourrait être de parvenir à ce dont de nombreux pays voulant échapper aux sanctions américaines rêvent: des systèmes financiers indépendants du dollar. Le basculement de Moscou vers l’Asie, avec la guerre, a permis de «peaufiner un système de paiements transfrontaliers dans les monnaies nationales (yuan et rouble)», explique Alexandra Prokopenko, ex-conseillère à la Banque centrale de Russie.
Ce système permet aux banques de contourner les infrastructures financières traditionnelles telles que SWIFT, les protégeant des sanctions. Les problèmes actuels de paiement montrent que cette approche n’est «pas la panacée», prévient l’experte. Mais «Moscou et Pékin sont tout à fait capables d’adapter les processus à un environnement en constante évolution».
Sami Nemli Avec Agence / Les Inspirations ÉCO