Mehdi Alioua : “Fanon expliquait qu’il y a une ruse du racisme”

Mehdi Alioua
Enseignant-chercheur
L’Université Mohammed VI Polytechnique organise un colloque international à l’occasion du centenaire de la naissance du penseur indépendantiste Frantz Fanon. Intervenant dans cette manifestation, le professeur Mehdi Alioua a bien voulu répondre aux questions des Inspirations ÉCO.
Fanon a-t-il spécifiquement parlé des migrations ?
Fanon parle peu des migrations, mais il évoque le fait que les colonisés et leurs descendants vivant dans la métropole coloniale subissent les rapports de dominations coloniaux qui perdurent en recouvrant de nouvelles dimensions
Votre intervention porte sur le sujet de la migration. Son titre laisse entendre que «le regard européen impose identité et statut aux expériences migratoires africaines». De quelle identité s’agit-il ?
Oui, il y a une identité imposée par le regard européen que l’on retrouve dans les images et le langage (l’étude du langage chère à Fanon) qui réduisent des expériences migratoires très différentes à la question de la misère de la clandestinité à la frontière européenne comme s’il s’agissait d’une démarcation civilisationnelle alors qu’elle est avant tout une construction politique récente.
Les mots même recouvrent des sens différents qui imposent statut et identité : migrants pour les uns, «expats» pour les autres. Cela renforce une hiérarchisation sociale et raciale liée à l’accès au mouvement et à la reconnaissance de ce droit… Un ou une Africaine ne migre pas impunément.
Il y aurait une frontière administrative entre «peau noire et masques blancs» ?
Migrer entraîne pour les Africaines et les Africains un surcoût : cela revient plus cher de voyager depuis le continent, c’est plus compliqué. Il y a une limitation du droit à la mobilité imposé par le régime des visas et autres tracasseries administratives.
Les surcoûts des papiers administratifs et du voyage, le temps pour voyager, la violence aux frontières, etc. Et il faut que les personnes en migration fassent la preuve de leur humanité : elles doivent ressembler aux sédentaires, notamment blancs et urbains. Mais cela pèse aussi à l’intérieur du continent. L’UE impose sa conception de la migration et de sa gestion.
Par exemple, avec l’externalisation des contrôles des frontières européennes aux États africains, ceux-ci sont amenés à contrôler leurs ressortissants qui se dirigent vers l’Europe. Ils vérifient les visas et cartes de séjour délivrés par d’autres autorités. De plus, ils doivent contrôler les non-ressortissants qui vivent chez eux, car ils représentent un risque migratoire aux yeux des Européens. On voit cela dans les Afriques méditerranéenne et sahélienne, très loin de l’Europe.
Les dernières décisions politiques en Europe et en France sont inquiétantes. L’Espagne offre-t-elle un peu d’espoir ?
Oui, dans ces décisions, il y a systématiquement une dimension raciale, car les populations migrantes visées ont toujours les mêmes origines. Pire encore : ces décisions visent parfois même leurs descendants, qui eux n’ont pas migré ! Alors oui, l’Espagne redonne un peu d’espoir face à cette «migratophobie» qui n’est qu’une forme contemporaine du racisme instauré il y a plusieurs siècles par ce que Fanon nomme le «regard blanc». Fanon expliquait qu’il y a une ruse du racisme, il ne s’exprime pas de la même manière selon les sociétés et les périodes historiques.
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO