L’interview confinée de… Bahaa Trabelsi
Après, «la Chaise du concierge» son cinquième roman et «Parlez-moi d’amour», un recueil de nouvelles qui a obtenu en 2014 le Prix Ivoire pour la Littérature africaine d’expression francophone, Bahaa Trabelsi revient avec «Souviens toi qui tu es» aux éditions La croisée des chemins. Écrivaine intense et sensible, le confinement littéraire avec l’auteure d’«Une femme tout simplement» est un voyage entre le réel et l’onirique où il est bon de faire escale dans ses livres qui ont fait d’elle la femme engagée et libre qu’elle est aujourd’hui. Cap ou pas cap ?
Un livre qui vous rappelle qui vous êtes ?
Nous sommes forcément en plus de ce que la vie a façonné pour nous à travers notre éducation, notre famille, nos croyances, notre inconscient collectif, la somme de nos lectures et de notre culture. Je ne peux imaginer vous répondre que c’est un seul livre qui me rappelle qui je suis. J’ai été fascinée et portée par tellement de belles lectures des quatre coins du monde qu’il m’est impossible d’en choisir un seul. Toujours est-il que j’ai compris très vite que les livres, tous les livres, allaient m’aider à construire mon univers, m’insuffler la vie à travers des vies, des parcours, des personnages auxquels je m’identifierais. J’ai donc très jeune navigué entre deux univers, celui des livres et celui de la réalité. Je pense l’avoir exprimé à travers le parcours de Safia, le personnage de «Souviens-toi qui tu es», mon dernier roman à La croisée des chemins : «Elle navigue dans deux univers. L’un, fantasmagorique, dans lequel elle tient le gouvernail, l’autre réel où elle se perd. Entre les deux, il y a des ponts. Des arcs-en-ciel en dégradés de couleur pastelle, comme quand il pleut et que le soleil brille dans la même foulée. Dans son monde onirique, elle a des amis avec qui elle parle et raconte. De la même manière que dans un jeu de rôles. Elle, c’est l’impératrice et eux, les sujets. Ils l’écoutent. S’inclinent, la portent et lui font traverser les ponts. Dans son monde réel, elle largue les amarres, impériale et forte. L’espace d’un instant seulement. Puis, elle s’égare de nouveau. Et si les ponts s’effondraient ? Si, du jour au lendemain, elle était coupée d’un univers ? Celui-là même qui la cuirasse. Son bouclier. Dès lors, elle n’a plus qu’une idée en tête, consolider ses rêves. Cultiver ses espérances. L’enfant s’imagine qu’à l’intersection de ses mondes se trouve un grand jardin, un pays des merveilles. Elle murmure aux oreilles des roses pourpres. Caresse sans peur les plantes grasses et épineuses qui piquent, avance sans trébucher sur les buissons, saute les obstacles et respire.
Le livre qui a changé votre vision de la vie ?
Incontestablement, «Le prophète» de Khalil Gibran. Une citation pour étayer ce que je veux dire : Et je dis que la vie est ténèbres, en effet, sans un désir ardent. Et tout désir ardent est aveugle, s’il n’y a pas connaissance. Et toute connaissance est vaine, s’il n’y a pas travail. Et tout travail est vide, s’il n’y a pas amour. Et lorsque vous travaillez avec amour, vous liez vous-même à vous-même et aux uns et aux autres, et à Dieu. Je me souviens de la première fois que j’ai tenu cet ouvrage entre les mains, un texte court que l’on peut lire rapidement puis relire puis méditer, à la fois inscrit dans la spiritualité et l’intelligence, la tempérance et une forme de sagesse, je me suis murmuré : c’est mon guide. Aucun manichéisme, ni bien ni mal, l’humain tout simplement. Je me rappelle m’être dit que le bonheur est dans cette simplicité. Que nous avons tous ce pouvoir d’être dans la joie. Et que le reste n’est qu’illusion.
Le livre qui a fait de vous la femme de lettres que vous êtes
Tous les livres de Colette. Je me suis peut-être prise pour une femme de lettres et aimé l’auteur au point de rêver écrire.
Le livre qui vous a donné envie de lire ?
Tous. Avec des prédilections. J’ai commencé à lire très jeune par ce qu’on appelait à l’époque la bibliothèque rose, «La comtesse de Ségur» bien-sûr, je plongeais avec délectation dans «Les malheurs de Sophie» à laquelle je m’identifiais aisément. Puis, j’ai décidé que je lirai tous les livres d’un auteur, les uns après les autres. Je suis vite passée à la bibliothèque verte, en commençant par Jules Verne. Je lisais avec boulimie et sans arrêt. Tout dans la lecture me fascinait et j’y ai toujours vu au-delà de la sensibilité, de la clairvoyance et de l’empathie. J’ai aimé tous les genres. La science-fiction par exemple, je l’ai découverte avec Barjavel puis Isaac Asimov. Les polars avec Agatha Christie. Les classiques, je les lisais par auteur, les découvrais par pays aussi, je suis littéralement tombée amoureuse des écrivains russes puis de ceux de l’Amérique du Sud. Les féministes, Simone de Beauvoir, Virginia Wolf, Erica Jong. Colette, Georges Sand mais aussi Miller et Hemingway. Si je vous faisais une liste, elle serait trop longue. Ce que je peux vous dire, c’est que chaque livre que je lisais me donnait envie d’en lire un autre puis un autre. Plus âgée, j’en ai relu quelques-uns et me suis rendue compte que chacun d’entre eux pouvait être lu de plusieurs manières différentes et était une nouvelle leçon de vie à chaque lecture. Et chaque jour, j’en découvre d’autres.
Le livre qui vous fait rire ?
Les livres qui m’ont fait rire ! Je vais enfin pouvoir parler de théâtre. Molière. J’ai joué dans des pièces de théâtre, enfant, puis adolescente. J’ai adoré être comédienne. Notamment dans plusieurs pièces de Molière. Des moments inoubliables de fous rire.
Le livre qui vous émeut ?
Tous les livres sont émouvants parce qu’ils sont inspirés et ont une âme. Ils font rire et pleurer. Dans le tas et ce qui me vient en premier et qui, je vous l’assure, n’est pas représentatif, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand j’ai lu «Le journal d’Anne Franck», me suis sentie intrépide et aventurière quand j’étais enfant en lisant «Le club des cinq» ou «Le clan des sept», femme forte avec «Mémoires d’une jeune fille rangée» de Simone de Beauvoir, dans la sensualité avec «Anaïs Nine» ou même les Claudine de Colette ou encore «L’ingénue libertine», «L’insoutenable légèreté de l’être» de Kundera m’a réconciliée avec l’intime de chaque être, «Ce qui reste de nos vies» de l’écrivaine israélienne Zeruya Shalev m’a bouleversée, elle a su écrire la complexité des liens familiaux. Zola et sa collection des Rougon-Macquart m’a fait voyager à travers vingt romans dans une réalité dure et inconnue, j’ai aimé Maupassant et ses romans à la fois poétiques et crus, «Vipère au poing» d’Hervé Bazin m’a donné la rage et la haine pour Folcoche, cette mère monstrueuse, «La maison aux esprits», le premier roman d’Isabel Allende m’a donné des frissons parce que si proche de nous, «Les particules élémentaires» de Michel Houellebeck m’a fait penser à mes parents, gens de gauche bien pensants, différemment. Tous les livres sont émouvants. Pas tous. Certains font réfléchir. Les philosophes. J’ai aimé Nietzsche, Spinoza ou Aristote, non pas parce qu’ils étaient émouvants mais parce qu’ils me poussaient à réfléchir et à éduquer mon sens critique. Des livres, ce sont aussi des essais, des recueils de poésie, des romans, du théâtre et des genres. Pour moi, la poésie est le summum de la littérature, la cerise sur le gâteau, l’art et le substrat, l’émotion à l’état pur. La première fois que j’ai lu de la poésie, je me suis sentie éblouie, ai appris par cœur les poèmes et me suis dit : oui c’est ça, une autre dimension, la sublimation, les mots du firmament, libres, brillants, inaccessibles, des étoiles, émanant du cosmos et de ses mystères, divins, ils ne peuvent être inspirés que par le divin. Ils vous hérissent, vous envahissent, vous bouleversent. Je ne sais même pas quel poème vous citer tellement ma tête en est pleine.
Le livre qui vous a inspiré ?
Évidemment «Les Fleurs du mal» de Baudelaire ont été mon livre de chevet, adolescente, la poésie subversive et rebelle. J’ai été émue par Rimbaud et «Ma bohème», je m’en allais aussi les poings dans mes poches crevées… Aragon et «Les yeux d’Elsa», Apollinaire et «Le pont Mirabeau», Paul Eluard et «La capitale de la douleur», Aimé Césaire et «La négritude». J’ai découvert et aimé des poétesses marocaines, Widad Benmoussa, notre étoile du Nord et Fatema Chahid, la princesse de Taroudant.
Le livre que vous avez aimé détester ?
«La Princesse de Clèves» de Madame de La Fayette, quel chef-d’œuvre anti-féministe ! La poésie en prose, plusieurs genres en un seul. La scène de l’aveu à la fois inscrite dans la tragédie théâtrale, le lyrisme de la poésie, un tableau religieux (elle est à genoux) exaltant la vertu et un véritable lexique de l’héroïsme, l’héroïsme de la femme vertueuse. Je déteste ce personnage de la princesse de Clèves, désolant de vertu et antinomique de la liberté, cette même liberté qui est mon fil conducteur.
Le livre que vous avez détesté aimer ?
«Voyage au bout de la nuit» de Céline, son cynisme brillant, le mal-être qu’il procure incontestablement, le génie de Céline dans sa manière de décrire le vide sidéral de l’existence et cet effet miroir qui vous prend à la gorge alors que tout votre être aspire au bonheur. Bardamu est un personnage qui pue la misère humaine et s’y identifier est à la fois douloureux et jubilatoire.
Le livre qui donne la pêche ?
«Candide» de Voltaire. Voltaire fait la chasse à l’optimisme. Une fable, un conte et une philosophie. Dans «Le château de Thunder-ten-tronckh», Pangloss (quel bonheur ce personnage), le maître de Candide, lui enseigne que «tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes». Candide, naïf, le croit, mais se fait chasser du château pour un baiser donné à sa cousine Cunégonde… je trouve ce livre génial, à travers un conte et une quête, dénoncer l’optimisme, la société, l’absurde.
Le livre qui vous a fait peur ?
«1984» de Georges Orwell, publié en 1949. À la fois terrifiant et visionnaire. Publié en 1949. Dans ce livre, Big Brother espionne la vie privée des gens grâce à un système de vidéosurveillance pour tout contrôler (je ne sais pas si vous avez vu cette série : Person of interest…) et que tout le monde respecte les règles très strictes qu’il impose. C’est un roman philosophique et d’anticipation décrivant un monde totalitaire. Dans l’univers de 1984, la planète est divisée en trois grands États : l’Océania, l’Estasia et l’Eurasia. Ça vous parle ? Big Brother est parmi nous, de plus en plus, invariablement, «Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé», à chaque fois, ça me glace le sang ! Avec le oronavirus, c’est encore plus parlant, allons-nous avoir droit à une puce ou à une application, allons-nous accepter d’être contrôlés au nom de notre sécurité et de notre santé ? On en parle déjà.
Le livre que vous pouvez lire et relire ?
«Ainsi parlait Zarathoustra» ou «Ainsi parla Zarathoustra», sous-titré «Un livre pour tous et pour personne» de Friedrich Nietzsche. À la fois poétique et philosophique relevant du génie, énigmatique aussi, métaphorique, chaque phrase, chaque affirmation est sujet à réflexion et à interprétation, ce livre peut être lu et relu sans relâche, médité même. Il a inspiré Kubrick dans son film «2001, L’odyssée de l’espace» (intitulée The dawn of man), réalisé en 1968 sur la partie de l’origine de la civilisation humaine.
Le livre qui vous avez lu très vite ?
Je commence toujours par lire très vite puis je relis et enfin je savoure. Quand vous dites le livre que vous avez lu très vite, dans ma tête cela veut dire que je n’ai pas pris le temps de relire. Il y en a plusieurs, hélas. Pourquoi les citer ? J’ai énormément de respect pour les gens qui écrivent, je sais ce que cela demande comme effort, créativité et endurance, parfois dans la douleur. Je n’en dénigrerai aucun et les saluerai tous pour cette performance. Après, ce sont des goûts et des couleurs.
Le livre que vous auriez aimé écrire ?
«À la recherche du temps perdu» de Proust, j’en suis incapable ! Je peux écrire du thriller, du polar, de la science-fiction mais pas du Proust. Exemple d’une phrase : «Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
Le livre parfait pour le confinement ?
«4321» de Paul Auster, Actes Sud, 1016 pages de bonheur et de découvertes. Quel talent ! Quatre destins d’un même personnage dans une Amérique en mouvement. Ferguson est un personnage attachant et l’effet papillon est fascinant, une rencontre, un détail peut changer un destin et Ferguson en a quatre dans cette Amérique arrogante des trente glorieuses.
Le livre courageux ?
«Les versets sataniques», «Les versets sataniques» est le quatrième roman de Salman Rushdie, publié en 1988 et pour lequel il a reçu la même année le Prix Whitbread. Un livre courageux pas forcément une œuvre littéraire à proprement parler, juste un livre courageux en sachant qu’en 1989, l’ayatollah Khomeini a publié une fatwa de mort contre l’auteur et que ce dernier a dû vivre dans la clandestinité.
Le livre qui vous a apaisé ?
Les livres bouleversent puis apaisent mais ceux qui m’apaisent sont les recueils de poésie parce qu’ils subliment. Il n’y en a pas un seul encore une fois…
Le livre que vous emmèneriez sur une île déserte ?
Je serais vraiment dans l’obligation de faire ce choix ? Un seul livre ? Alors «Le prophète» de Khalil Gibran. Le genre de livre que l’on peut apprécier dans la solitude.
Le livre qui vous ressemble ?
Le livre qui me ressemble n’est-il pas celui qui me rappelle qui je suis ?
Votre coup de cœur du moment ?
«Quand on parle du diable» de Joseph Denize, un roman avec des personnages réels (Mata Hari, Méliès, Modigliani ou Crowley, célèbre occultiste britannique), un roman fantastique qui dénonce la barbarie et la folie des hommes. Cela se passe dans ce Paris du début des années folles, juste à la fin de la première guerre mondiale de 1914-18. Il y a de la magie et de la sorcellerie dans ce premier roman ingénieux et diabolique ? «L’esprit, voyez-vous, nous joue constamment des tours. Il n’est jamais à court de doubles fonds. En réalité, quand il semble se dévoiler, il se dérobe et nous abuse avec autant d’habileté qu’un prestidigitateur», extrait.
Votre livre de chevet ?
Un livre de chevet signifierait une addiction, un livre qui serait là, indéfectible, à portée et porteur de tout, frôlant la perfection, vous questionnant à l’infini, vous interpellant encore et toujours. Pour moi, il n’y en a pas. À mon chevet, les livres défilent les uns après les autres, tous porteurs d’un nouveau message, une perspective différente, un horizon, une nouveauté. Certains peuvent durer plus que d’autres. J’avoue que je ne m’attache pas à grand-chose et je crois au renouvellement perpétuel, sans certitudes et dans la joie des découvertes.