Culture

Cinéma. “Black tea”: Abderrahmane Sissako en Wong Kar-wai de la Chinafrique

Abderrahmane Sissako

Le 9 octobre 2024, «Black tea» est sorti dans les salles marocaines. L’occasion de découvrir le dernier film du réalisateur mauritanien.

Abderrahmane Sissako avait reçu sept Césars pour «Timbuktu», dont le premier prix du meilleur réalisateur décerné à un cinéaste africain de l’histoire de cette cérémonie. Le long-métrage dépeignait la ville malienne éponyme sous l’emprise des jihadistes.

Par sa mise en scène, Sissako remettait déjà en question la structure de la narration hollywoodienne, préférant une succession de tableaux qui laisse à l’imaginaire du spectateur le soin de créer les liens — le hors-champ compte, chez Sissako. Ses images laissaient cependant une impression durable, telle cette partie de football sans ballon, l’objet étant interdit par les nouveaux maîtres de la ville, ou la scène de l’imam de la mosquée tentant de ramener les barbus armés à la raison — théologique — quant aux modalités du mariage, notamment.

Le mariage, le voyage et l’amour
De mariage, il en est question, dans «Black tea». Il n’est peut-être même question que de cela, ou plus exactement du consentement. Celui de l’épousée, quel est-il, au juste ? «Black Tea» est un conte africain, sur le consentement. Le prologue du film est un mariage en Côte d’Ivoire. À la question fatidique, Aya, la promise interprétée par la profonde Nina Mélo, déclare que pour le bonheur même de son fiancé, elle doit dire non. «Elle a dit non», s’exclame l’assistance ébahie. «C’est l’émotion. On se calme. On va laisser à la future mariée le temps de reprendre ses esprits», tonne, impérative, la voix du maire, tandis qu’à l’image, Aya s’enfuit dans un décor urbain pour lequel le réalisateur produit de très oniriques effets de superposition. «L’Afrique est regardée souvent sous le prisme économique. […] Le voyage de la liberté, de l’amour ou de la découverte n’est jamais traité» au cinéma, précisait Abderrahmane Sissako lors d’une interview accordée à la chaîne Arte en février 2024.

«On peut partir par révolte, on peut partir en quête d’autre chose, de quelque chose que l’on n’a pas eu, qui n’est pas forcément lié à une condition de vie. Dans ce cas précis, elle part pour être libre. Elle prend une décision contre sa société, ce qui déjà montre une femme forte», continuait-il.

Au plan suivant, Aya est dans les rues de Canton, en Chine, filmées avec des effets expérimentaux de transparences, de réflexions et de jeux de lumière. Elle y travaille dans un magasin de thé, dont le propriétaire, Cai, joué par l’impeccable Han Chang, lui enseigne les subtilités de la plante. Le cinéaste mauritanien semble se délecter à filmer la cérémonie du thé, dans sa version chinoise, prétexte à l’exposé de la sensualité croissante de l’amour naissant entre les deux personnages. Les images sont extrêmement soignées, dans leurs cadrages et compositions. La beauté des tenues d’Aya n’est évidemment pas sans rappeler le maniérisme aussi maniaque que somptueux d’un Wong Kar-wai, à qui Sissako rend évidemment un hommage appuyé. Sans oublier d’être lui-même, cependant. Il a, de plus, soigné sa bande-son, où se déploie comme un thème une remarquable reprise en bambara du «Feeling good» de Nina Simone, par Fatoumata Diawara.

La Chine et ses ambivalences
«La Chine est importante, pour l’Afrique comme pour le reste du monde. L’Afrique est un continent important. Cela fait deux géants qui se dessinent, dans une relation forte. Et je voulais, à côté de ça, montrer une relation humaine. C’est le plus intéressant, les rencontres. L’humanité n’est faite que de ça», expliquait le réalisateur à Arte. «Le voyage m’intéresse pour montrer un monde qui se dessine. C’est la force et la beauté du monde, le monde qui va venir. Un monde de plus en plus mélangé. Et c’est plus facile, cinématographiquement, à mon avis, d’attirer l’attention avec un couple sino-africain.» Le film est une coproduction internationale entre la France, la Mauritanie, le Luxembourg, la Côte d’Ivoire et Taiwan, qui a servi de lieu de tournage pour les scènes censées se dérouler à Canton. Sa première projection mondiale s’est déroulée cette année au 74e Festival international du film de Berlin, en sélection officielle.

À cette occasion, le journal «Les Inrockuptibles» avouait n’avoir pas bien compris le film, mais s’émerveillait de la découverte de l’existence de communautés africaines en Chine, y voyant un effet de la nouvelle puissance de Beijing (que le Continent dispose depuis toujours d’une large façade sur l’océan Indien semble ne pas figurer sur les cartes scolaires de l’Hexagone…). L’hebdomadaire culturel rappelait que Sissako «a vécu à partir de ses 19 ans, et pendant dix ans, en URSS». Il conviendrait de rajouter : après avoir grandi au Mali, et avant de s’installer à Paris. Bref, le cinéaste est lui-même un homme de l’exil.

Le critique du «South China Morning Post», beaucoup plus acide, s’étonnait d’un «film dans lequel la protagoniste noire accepte volontiers d’être surnommée “Black tea” par ses collègues bien intentionnés». Le «Hollywood reporter», comme bien d’autres, se demandait ce qu’il fallait penser de ce quartier d’Africains, à Canton, appelé «Chocolate city». Il aura sans doute échappé à ces critiques que Abderrahmane Sissako ne prétend pas faire un cinéma didactique et moralisateur. Il n’y a pas de poursuites de voitures, non plus (ou alors, à la rigueur, peut-être une, mais à pied…). Pour autant, ces détails dérangeants qui s’immiscent, comme subrepticement, dans la narration d’un conte poétique sur l’éternel présent, ne s’éclairent qu’à la fin. Et les dernières scènes ne forment pas nécessairement un happy end, ni forcément une triste fin, d’ailleurs. Mais, sans aucun doute, une question laissée en suspens.

Toutefois, les remarques ignobles d’un acariâtre beau-père cantonais laissent son petit-fils faire entendre que si la rencontre de l’autre — chère au réalisateur — ne prime pas sur le reste, alors, les fameuses nouvelles Routes de la soie risqueraient fort de n’être qu’un instrument de domination impérialiste, parmi d’autres.

«J’aurais très bien pu raconter cette histoire dans un autre contexte géographique. […] Je ne réfléchis jamais à des personnages définis par leur appartenance à un peuple particulier», a déclaré par ailleurs Abderrahmane Sissako.

«Black tea» n’est absolument pas le naïf récit d’une émancipation que ces critiques internationaux ont cherché à voir. C’est un film beaucoup plus inquiet, que ce soit à propos du racisme et de l’enfermement identitaire, de la politique intercontinentale ou, c’est peut-être ici le plus important, du consentement féminin. Inquiet, mais pas désespéré.

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO


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