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Mokhlis El Idrissi : “Sans électricité verte, une part importante du tissu productif risque de perdre en compétitivité”

Mokhlis El Idrissi
Directeur général de Valoris Capital

À moins d’un an de l’entrée en vigueur de la taxe carbone européenne, la transition énergétique du Maroc demeure inachevée. Si l’électrification du territoire constitue un acquis, la production reste majoritairement adossée aux énergies fossiles. Le risque d’un choc de compétitivité se précise pour les industriels tournés vers l’export. Une seule voie semble encore praticable pour l’éviter, selon Mokhlis El Idrissi, directeur général de Valoris Capital, qui plaide pour une accélération de l’autoproduction.

Depuis l’annonce de la vision énergétique nationale, les forums et conférences se succèdent autour de la notion de neutralité carbone. Qu’en est-il de l’état des lieux du niveau d’avancement de la décarbonation ?
La décarbonation implique la réduction, voire la suppression, des émissions de carbone générées par l’activité économique. Toute action humaine, des plus anodines à la production industrielle à une large échelle, produit une empreinte carbone.

L’objectif consiste à réduire cette empreinte. Initialement, l’attention portait davantage sur l’efficacité énergétique. En réduisant la consommation, qu’il s’agisse d’électricité ou d’autres sources, l’efficacité énergétique contribue à limiter les émissions. Ces deux notions demeurent intimement liées. Cela dit, la production d’énergie, dans sa forme dominante jusqu’à récemment, représente la principale source d’émissions de CO₂.

Le Maroc s’est fixé des objectifs clairs en matière de neutralité carbone, en misant notamment sur la baisse de la consommation électrique et l’amélioration de l’efficacité énergétique. L’énergie solaire, qui constitue désormais (en 2024) la première source d’énergie à l’échelle mondiale avec plus de 40% de part, bouleverse cette dynamique.

Quels dispositifs ont été mis en place pour structurer cette transition ?
Plusieurs axes stratégiques ont été définis : la Stratégie nationale d’efficacité énergétique ; celle dédiée aux énergies renouvelables, avec un objectif de 42% du mix énergétique en 2020, porté à 52% d’ici 2030 ; ou encore les engagements dans le cadre des CDN et les contributions déterminées au niveau national, adressées aux Nations Unies. Ces engagements ont été revus à la hausse lors des dernières révisions, en 2021.

Cette vision bénéficie d’un appui politique affirmé, notamment à travers des injonctions royales visant à accélérer le rythme des réformes. Le cadre actuel résulte de politiques menées depuis une quinzaine d’années.

Quels résultats tangibles peut-on constater aujourd’hui ?
L’électrification représente une réussite. Grâce aux programmes PERG 1 et PERG 2, le Maroc est passé d’un taux d’électrification de 18% à presque 100% au niveau national, y compris dans les zones les plus enclavées. Un tel niveau reste rare sur le continent. Mais le véritable défi réside désormais dans la «verdification» de cette électricité. Et sur ce point, le constat reste mitigé. Quinze ans après le lancement des premières stratégies, les résultats restent en deçà des ambitions initiales.

Pourquoi cette impression de retard alors que les investissements dans les renouvelables ont été massifs ?
Les investissements ont effectivement été considérables, notamment depuis la feuille de route énergétique lancée en 2009. Ces efforts ont porté principalement sur des infrastructures de grande envergure, entre autres, projets éoliens, installations solaires, barrages hydroélectriques, ainsi que certaines sources dites «carbonless», bien que non renouvelables.

Cependant, la majorité de ces projets vise la production en haute et très haute tension, soit un segment qui concerne à peine une centaine d’opérateurs économiques.

Quel est le niveau actuel de production d’électricité issue des énergies renouvelables ?
La production réelle d’électricité à partir de sources renouvelables reste faible. En 2023, cette part oscillait autour de 19%. En 2024, elle se situerait à peine au-dessus de 20%, peut-être à 21%. Cela signifie que près de 80% de l’électricité produite reste issue de sources non renouvelables.

Le problème réside dans la composition de ces 80%. Le charbon y occupe une place prépondérante, suivi du gaz naturel, à travers les centrales à cycle combiné. Le charbon, de loin la source la plus polluante, continue donc d’alimenter l’essentiel du mix électrique.

Quel indicateur permet d’évaluer l’empreinte carbone de la production d’électricité, et comment le Maroc s’en sort-il à l’échelle internationale ?
Le facteur d’émission constitue une mesure pertinente. Il correspond à la quantité de CO₂ émise pour chaque kilowattheure produit. Au Maroc, ce facteur reste élevé, supérieur à 600 grammes par kilowattheure. À titre de comparaison, la Chine – premier émetteur mondial en valeur absolue – affiche environ 491 grammes. Des pays comme la Côte d’Ivoire ou le Ghana se situent entre 313 et 347 grammes. La moyenne européenne est d’environ 204 grammes. Ce chiffre place le Maroc parmi les pays les plus pollueurs en la matière, en contradiction avec le discours souvent tenu sur son rôle de champion continental des énergies renouvelables.

Comment comprendre l’écart entre les ambitions affichées et les données observées sur le terrain ?
Le Maroc bénéficie d’une image flatteuse à l’étranger, souvent présenté comme un pays leader sur le continent en matière de transition énergétique. Ce positionnement repose sur une politique volontariste et des investissements lourds dans des infrastructures emblématiques. Mais en réalité, ces projets pharaoniques ont été menés sans articulation suffisante entre les différentes visions stratégiques. L’exemple de la centrale solaire de Ouarzazate, dont les coût d’investissement et d’entretien sont quasi-indécents, en témoigne bien.

Ce manque d’articulation stratégique crée-t-il un risque à terme pour l’économie ?
Absolument ! Le Maroc se trouve à la veille de l’entrée en vigueur du MACF, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne qui est le réceptacle des deux tiers des exportations marocaines. Ce dispositif prévoit une taxation progressive des importations à partir de 2026. Les premiers secteurs concernés par cette taxe sont parmi les plus stratégiques pour le pays (le fer, les engrais, l’aluminium, l’hydrogène, l’acier et l’électricité). Sans électricité verte à un coût compétitif, une part importante du tissu productif risque de perdre en compétitivité à cause de ce MACF.

Cette situation découle-t-elle d’une mauvaise gouvernance de la transition énergétique ?
Il existe clairement une gestion fragmentée et inefficace de la décarbonation. L’absence de coordination entre les différents chantiers empêche une montée en puissance cohérente. Il ne s’agit pas uniquement de lancer des projets, mais de construire une architecture énergétique intégrée, qui associe réglementation, gestion de l’offre et financement.

Quel rôle les autorités publiques, notamment l’Agence marocaine pour l’efficacité énergétique, ont-elles joué dans cette dynamique ?
L’AMEE a certainement joué un rôle dans l’élaboration du cadre réglementaire, dans l’accompagnement des politiques publiques, et dans la sensibilisation des opérateurs publics à leur responsabilité en matière d’efficacité énergétique. Toutefois, ce rôle reste limité par le périmètre du cadre juridique lui-même.

Pour rappel, depuis sa promulgation en 2010, la loi 13-09 a exclu la moyenne tension de son champ d’application jusqu’à récemment. Ce choix pouvait se justifier à l’époque, car l’urgence portait davantage sur les grands agrégats. Mais aujourd’hui, l’essentiel du tissu industriel opère en moyenne tension. Il s’agit du gros du bataillon, celui qui sera le plus directement exposé à la taxe carbone européenne.

Ces industriels disposent-ils d’une offre d’électricité verte adaptée ?
Non. Les consommateurs d’électricité en moyenne tension n’ont jusqu’à présent pas accès aux contrats d’achat à long terme (PPA) avec les fermes solaires, contrairement aux utilisateurs en haute tension.

Cette absence d’offre verte compétitive a contraint les industriels à se tourner vers des actions d’efficacité énergétique, certes vertueuses, mais beaucoup moins structurantes en termes d’impact carbone. La seule véritable alternative qui leur reste, c’est évidemment l’autoproduction.

Vous semblez accorder à l’autoproduction un rôle central dans la transition écologique. Est-ce aujourd’hui le levier le plus décisif à actionner ?
C’est en tout cas le vecteur le plus rapide – et potentiellement le plus efficace – pour verdir le tissu productif, notamment en moyenne tension. Plusieurs pays ont réussi leur transition en s’appuyant massivement sur l’autoproduction, notamment l’Allemagne, ou encore l’Espagne.

Ce pays, qui avait pourtant freiné cette dynamique avec une taxe absurde en 2015 («taxe sur le soleil»), est revenu sur cette erreur stratégique.

L’autoproduction permet à une unité industrielle de produire sa propre électricité, de l’utiliser pour sa consommation, voire d’en injecter le surplus dans le réseau de transport d’électricité lorsque le cadre réglementaire le permet. Ce modèle offre un coût du kilowattheure très compétitif, sans nécessiter d’investissements massifs dans le génie civil ni de longues procédures administratives.

L’autoproduction permettrait donc également l’injection du surplus dans le réseau…
En théorie, oui. L’injection dans le réseau constitue un facteur clé de rentabilité dans un investissement en énergie solaire. Une centrale surdimensionnée, par exemple, produit parfois davantage que ce que l’usine consomme à certains moments, notamment les week-ends, les jours fériés ou tôt le matin.

Pouvoir injecter ce surplus permet d’améliorer le retour sur investissement. Mais en réalité, cette possibilité reste très limitée au Maroc.

Le cadre réglementaire, bien qu’évolutif, ne permet pas encore l’injection effective dans le réseau. Une nouvelle loi sur l’autoproduction, sur le papier plus incitative, a bel et bien été adoptée en 2023, mais les textes d’application tardent à voir le jour. Et L’absence d’un réseau de transport d’électricité capable d’absorber le surplus constitue en ce sens un frein majeur.

Quid du réseau de transport d’électricité ? Est-il suffisamment développé pour supporter ce surplus de production ?
Le réseau présente pour l’heure de nombreuses zones saturées. La situation actuelle est en partie due à un sous-investissement de l’ONEE dans les infrastructures de transport. Dans certaines régions, le réseau n’est pas dimensionné pour accueillir un afflux aléatoire d’électricité issue de multiples sources décentralisées. Cela dit, l’autoproduction permettrait de verdir le mix énergétique national à un coût réduit pour la collectivité.

Ce sont les industriels eux-mêmes qui financeraient leur production, réduisant ainsi la pression sur le budget public. Ce modèle serait également compatible avec la nouvelle charte de l’investissement, qui promeut les partenariats public-privé et le recours au capital privé pour deux tiers des financements.

Quels dispositifs proposez-vous pour accompagner cette transition vers l’autoproduction ?
À travers un fonds d’investissement dédié à la transition énergétique (le premier du genre au Maroc), Valoris Capital que j’ai l’honneur de diriger et qui est affiliée à Valoris Group, une banque d’investissement indépendante leader au Maroc, intervient comme Tiers-investisseur des fermes solaires photovoltaïques en finançant directement ces installations de décarbonation à la place des industriels et des opérateurs économiques en général.

Ce modèle permet de lever, chez ces derniers, des freins liés à l’autofinancement et/ou la capacité d’endettement, deux contraintes majeures aujourd’hui qui se dressent face à l’accélération de l’effort de décarbonation.

Comment fonctionne concrètement ce dispositif ?
L’approche est dite «plug and play». L’équipe de notre fonds Valoris alternative investments fund prend en charge l’ensemble du processus : études techniques, dimensionnement, financement, construction, exploitation, maintenance et assurance. La centrale solaire est installée au profit exclusif du client, ici l’utilisateur final (souvent industriel), qui se trouve ainsi dédouané de tout investissement initial à réaliser.

Pendant la durée du contrat, généralement fixée entre 7 et 12 ans selon les préférences du client, l’industriel s’acquitte d’une redevance mensuelle. Celle-ci est calculée sur la base d’une production garantie en kilowattheures, ce qui sécurise l’opération et rassure le client sur la réalisation de ses objectifs de décarbonation et d’économie.

Existe-t-il une réelle économie pour l’industriel ?
Oui, et c’est ce qui rend le dispositif compétitif et très attrayant. En ramenant la redevance au volume de kilowattheures garanti, le coût, pour le client qui recourt à nos solutions, est inférieur de 20% à 25% en moyenne par rapport au prix de l’électricité acheté auprès de son fournisseur d’électricité (qu’il soit l’ONEE ou un distributeur public ou privé).

À l’issue du contrat, le client utilisateur final devient pleinement propriétaire de l’installation que nous lui avons financée initialement et qui continuera de produire de l’électricité gratuitement pendant 15 à 20 années supplémentaires.

La production est garantie contractuellement. Si la centrale ne délivre pas les volumes convenus, nous assumons l’écart. Ce dispositif offre à l’industriel une visibilité totale, sans risque lié à l’ingénierie, aux choix technologiques ou aux conditions d’exploitation de son investissement de décarbonation.

Quel est l’intérêt, pour un industriel, de privilégier votre solution plutôt qu’un financement bancaire classique?
Un financement bancaire implique un endettement direct, souvent couplé à une exigence d’apport initial en fonds propres. Cela mobilise la trésorerie de l’entreprise et limite sa capacité à financer d’autres priorités stratégiques, comme l’extension de ses capacités de production, la mise à niveau industrielle ou le financement de son besoin en fonds de roulement.

L’industriel (ou opérateur économique) conserve sa capacité d’endettement intacte, tout en accédant à une énergie verte, moins chère, et sans mobiliser son capital propre et/ou sa capacité d’endettement. Cela dit, une montée en puissance de l’autoproduction à l’échelle nationale ne se ferait pas du jour au lendemain. La transition devrait être progressive, par paliers successifs. C’est justement pour cette raison qu’il faut lancer les investissements dès maintenant.

Le Maroc ne peut plus se permettre d’attendre. L’entrée en vigueur du MACF en 2026 impose une réorganisation rapide du modèle énergétique national. La taxe carbone européenne qui en découle introduit une barrière non tarifaire supplémentaire (bien que non conventionnelle). Si les entreprises marocaines n’exhibent pas les fameux certificats de décarbonation, elles perdront des parts de marché et risquent même, dans un cas extrême, de disparaître .

Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO



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