L’IA et les matériaux de captage du CO₂ : révolution scientifique ou défi industriel ?

L’IA est un levier puissant pour la science des matériaux, mais elle ne peut contourner les réalités industrielles et politiques. Ainsi, la course aux matériaux de captage du CO₂ n’est plus seulement une quête technologique. Elle estun test pour notre capacité à aligner innovation, investissement et volonté politique. Sans cet alignement, même les matériaux les plus prometteurs resteront confinés dans les laboratoires, et l’objectif de neutralité carbone, hors de portée. Détails.
Le rapport spécial de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sur l’énergie et l’intelligence artificielle (IA) met en lumière un paradoxe contemporain : si l’IA promet d’accélérer la découverte de matériaux critiques pour la transition énergétique, son application au captage du CO₂ révèle des défis systémiques qui dépassent le cadre technologique.
Le rapport offre une analyse rigoureuse des verrous scientifiques, industriels et réglementaires. Analysons les enjeux sous-jacents, en nous appuyant sur les données du rapport.
Un équilibre chimique et énergétique délicat
Le captage du CO₂ repose sur une alchimie complexe, où les matériaux doivent concilier deux impératifs antagonistes : une sélectivité élevée pour isoler le CO₂ de mélanges gazeux dilués (fumées industrielles, air ambiant) et une régénération peu énergivore. Comme le souligne le rapport de l’AIE, les matériaux actuels, tels que les amines liquides, échouent à trouver cet équilibre, avec une consommation énergétique «plusieurs fois supérieure au minimum théorique».
La stabilité chimique du CO₂ et de l’azote, majoritaires dans ces flux, rend leur séparation ardue, nécessitant des interactions moléculaires à la fois précises et réversibles. Cette difficulté est exacerbée par la variabilité des sources : les concentrations de CO₂ oscillent entre 0,04% dans l’atmosphère et 15% dans les centrales à charbon, exigeant des matériaux adaptatifs capables de performer dans des contextes radicalement différents. Par ailleurs, les contraintes thermiques pèsent lourd : la régénération des amines, par exemple, requiert des températures élevées (souvent supérieures à 120°C), incompatible avec les infrastructures vieillissantes de nombreux sites industriels.
Les alternatives solides, comme les Metal-Organic Frameworks (MOFs), suscitent l’espoir grâce à leur modularité structurelle, mais leur développement reste embryonnaire. Bien que plus d’un million de MOFs aient été modélisés in silico, moins de 0,01% ont été synthétisés en laboratoire, révélant un fossé entre promesses théoriques et réalité expérimentale. L’IA apparaît ici comme un accélérateur potentiel, mais son efficacité dépendra de la qualité des données et de la validation rigoureuse des hypothèses numériques.
Entre promesses et limites
L’IA s’impose comme un outil révolutionnaire pour explorer des paysages chimiques inaccessibles aux méthodes traditionnelles. Le rapport cite des exemples marquants : le modèle ChatMOF, développé par l’Institut coréen des sciences et technologies, utilise des capacités génératives pour concevoir des MOFs sur la base de critères textuels, tandis que l’Argonne national laboratory a généré 120.000 structures de MOFs en quelques jours – une performance qui contraste avec le rythme lent de la recherche académique historique. Ces avancées s’étendent aussi à l’optimisation des solvants : le MDLab d’IBM, par exemple, intègre des modèles prédictifs pour simuler le comportement des amines, réduisant le recours aux simulations thermodynamiques coûteuses.
Cependant, ces approches restent limitées par des jeux de données restreints – seules 167 molécules d’amines testées sont disponibles – et par la fragmentation des bases ouvertes, comme Open DAC 2023, qui incluent un «taux élevé de structures chimiquement invalides». Si l’IA permet de prédire des propriétés clés (viscosité, stabilité thermique) en s’appuyant sur des données industrielles (ex. Technology Centre Mongstad), elle ne résout pas l’écart entre les performances en laboratoire et les exigences industrielles. Produire des MOFs à l’échelle de centaines de tonnes – nécessaire pour un déploiement massif – exige des sauts technologiques en synthèse chimique et en ingénierie des procédés, bien au-delà des défis algorithmiques.
Comme le résume le rapport, «l’IA peut réduire le temps et les coûts de l’innovation, mais elle ne supprime pas les défis de l’industrialisation».
Cette limite souligne la nécessité d’une synergie entre modélisation numérique, validation expérimentale et investissements industriels, sans laquelle les matériaux prometteurs resteront confinés à l’état de curiosités scientifiques.
Les verrous industriels et réglementaires
Si l’IA permet de franchir des obstacles scientifiques, les défis industriels et réglementaires demeurent disproportionnés. Intégrer des systèmes de captage dans des sites existants – centrales thermiques, cimenteries ou aciéries – exige des adaptations spatiales et énergétiques complexes. Ces installations, souvent conçues il y a des décennies, manquent d’espace pour accueillir des équipements de captage encombrants, tandis que leur alimentation en chaleur haute température (nécessaire à la régénération des matériaux) pose des défis logistiques coûteux.
Par ailleurs, le transport et le stockage du CO₂ capté restent un chaînon manquant : seuls 27 projets de stockage géologique sont opérationnels dans le monde, et les infrastructures de transport (pipelines, navires) sont rares, fragmentées et soumises à des controverses sociétales.
L’IA pourrait optimiser la localisation des sites de stockage ou la logistique des pipelines, mais elle ne crée pas ces infrastructures ex nihilo. Sur le plan économique, la viabilité des projets CCUS dépend étroitement de mécanismes de prix du carbone volatils (50 à 150 USD/tonne dans l’UE en 2024) et de subventions publiques aléatoires.
Comme le souligne le rapport, «même une technologie supérieure peinera à percer si les investisseurs ne traduisent pas sa valeur en valeur de marché».
Les MOFs, par exemple, pourraient réduire de 30% l’énergie de régénération, mais leur production à l’échelle industrielle nécessiterait des usines dédiées – un investissement risqué en l’absence de demande garantie. Cette incertitude décourage les acteurs privés, malgré des coûts nivelés (levelized costs) théoriquement compétitifs, révélant un cercle vicieux entre innovation et déploiement.
Implications pour les politiques climatiques et l’innovation
Le rapport de l’AIE plaide pour une intervention politique ciblée afin de transformer l’essai scientifique en réalité industrielle. Première priorité : structurer une R&D collaborative via des partenariats public-privé, à l’image du National Carbon Capture Center américain, qui mutualise les risques technologiques. Ces alliances pourraient accélérer la validation des matériaux prometteurs, comme les MOFs, en combinant expertise académique et savoir-faire industriel. Deuxième levier : simplifier et harmoniser les cadres réglementaires.
Aujourd’hui, les protocoles de validation des matériaux varient largement d’un pays à l’autre, retardant leur certification, tandis que les procédures d’autorisation des projets CCUS sont labyrinthiques. Enfin, un signal-prix robuste est indispensable : stabiliser les mécanismes de tarification du carbone (taxes, marchés de quotas) et introduire des instruments comme les Carbon Contracts for Difference (CCfD), qui garantissent un prix plancher aux émetteurs investissant dans le captage.
Les économies émergentes, dotées de bassins sédimentaires propices au stockage géologique (ex. Afrique du Nord, Golfe persique), pourraient jouer un rôle clé. Cependant, comme le note l’AIE, «maintenir un data center est risqué dans les régions aux réseaux électriques fragiles» – un constat qui s’applique aussi aux infrastructures CCUS. Sans réseaux énergétiques stables et abordables, ces pays peineront à attirer les investissements nécessaires, malgré leur potentiel géologique.
L’enjeu dépasse la technologie : il s’agit de construire un écosystème où innovation matérielle, infrastructures et incitations économiques convergent vers un objectif commun, la neutralité carbone.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO