Industrie : le patronat, en faveur d’une co-industrialisation continentale
C’est un secret de Polichinelle qu’une étude commanditée par la CGEM a révélé en marge du Forum des PME africaines. Dans de nombreux secteurs d’activité, le continent demeure le principal pourvoyeur de matières premières, tandis que la valeur ajoutée est captée hors de ses frontières. Un paradoxe qui souligne l’urgence de bâtir des synergies industrielles entre les économies africaines.
Sous son apparente banalité, un simple jean illustre un paradoxe propre à l’Afrique : bien que le continent soit l’un des principaux exportateurs de coton brut, il ne capte qu’une infime fraction de la valeur ajoutée générée par cette matière première.
En effet, «90 % de ce coton est exporté – en particulier du Bénin et Burkina Faso – à l’état brut avant de s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales. Du filage au tissage, en passant par la confection et la distribution, les étapes à forte valeur ajoutée se développent, pour ainsi dire, principalement hors du continent.
Ce constat partagé dans le cadre d’une étude commanditée par la CGEM, en marge du Forum des PME africaines tenue, hier, à Rabat, confirme un état de fait sévère, hélas admis par l’ensemble des opérateurs et décideurs présents, à savoir que le premier fournisseur d’intrants du globe capitalise très peu sur ses richesses. Dans le détail, les conclusions de l’étude présentée par le patronat mettent en lumière une série d’évidences longtemps sous-estimée.
L’Afrique, malgré ses ressources naturelles abondantes, demeure à la périphérie des chaînes de valeur mondiales inapte à capter la richesse générée par ses matières premières. Quatre secteurs clés se détachent dans ce panorama. Dans le textile, l’exemple du coton, produit en abondance dans des pays comme le Bénin et le Burkina Faso, est assez révélateur du manque d’infrastructures permettant la transformation locale.
«A peine un tiers des activités de filage s’y déroulent, et les capacités de tissage africaines ne représentent qu’une fraction infime à l’échelle mondiale», pointe Abdou Diop, président de la Commission Afrique au sein de la CGEM.
Ce retard empêche l’émergence d’une véritable industrie textile intégrée, à même de rivaliser sur le marché global. L’agro-industrie illustre un autre paradoxe. L’Afrique, qui abrite 60% des terres arables encore inexploitées à l’échelle mondiale, continue d’exporter l’essentiel de ses productions agricoles à l’état brut. La Côte d’Ivoire et le Ghana, responsables de 80% de la production mondiale de cacao, en sont un exemple emblématique. Une fois exportées, leurs fèves sont transformées ailleurs en produits finis à forte valeur ajoutée. Il n’est pas surprenant, dès lors, que des pays comme la Suisse, sans plantations de cacao, dominent le marché du chocolat. Le secteur électronique témoigne, lui aussi, d’une dynamique pour le moins déséquilibrée. Le continent regorge de minerais stratégiques, tels que le cuivre et le cobalt, indispensables aux industries technologiques.
Pourtant, ces ressources quittent l’Afrique sans qu’un véritable écosystème de production locale ne prenne forme, privant les économies africaines d’un levier de croissance indéniable. Constat partagé par le secteur automobile qui cristallise les ambitions industrielles du continent. Avec 700.000 véhicules produits chaque année, le Maroc y fait figure de modèle.
Pourtant, qu’il s’agisse de batteries ou de carrosseries, l’essentiel des composants essentiels ne proviennent pas d’autres économies du continent malgré une abondance de ressources telles que le lithium ou le manganèse. Selon Matteo Patrone, vice-président de la BERD, les PME africaines font face à des obstacles structurels majeurs qui freinent leur intégration dans les chaînes de valeur stratégiques.
Parmi les écueils identifiés, figurent des liens insuffisants avec les acteurs clés des écosystèmes économiques, des difficultés à se conformer aux normes internationales, des coûts de mise en conformité souvent prohibitifs et un accès restreint aux financements nécessaires pour soutenir leur croissance. Ces blocages, persistants et multiformes, expliquent en grande partie pourquoi ces entreprises, pourtant au cœur du tissu économique du continent, peinent à déployer leur plein potentiel.
Co-industrialisation
Pour sa part, le ministre de l’Inclusion économique, Younes Sekkouri, a plaidé en faveur d’une intégration économique fondée sur la complémentarité des chaînes de valeur africaines.
«L’emploi et les transformations structurelles des politiques économiques doivent repousser les frontières pour bâtir une croissance inclusive et permettre aux nations de s’émanciper», a-t-il déclaré.
Pour lui, cette dynamique ne peut être portée qu’à travers une coopération «gagnant-gagnant-gagnant», profitable aux exportateurs, aux importateurs, mais surtout aux populations locales, dont le bien-être doit constituer l’objectif ultime.
Face aux enjeux de développement, l’intégration économique continentale apparaît comme une réponse incontournable. Les crises récentes, de la pandémie aux tensions sur les chaînes d’approvisionnement, ont renforcé l’urgence de bâtir une coopération intra-africaine.
La Zlecaf, cadre structurant de cette ambition, offre une opportunité unique de mutualiser les ressources et de développer des synergies industrielles, à condition de surmonter les barrières qui freinent encore ces dynamiques.
À ce propos, le Maroc s’affirme comme un acteur central. En développant l’approvisionnement énergétique du continent grâce au Gazoduc Afrique-Atlantique, dont la capacité annuelle est projetée à 40 milliards de mètres cubes et qui reliera 16 pays, le Royaume entend accélérer la mise en œuvre de la Zlecaf.
Cette initiative, visant à réduire les barrières commerciales et à créer un marché unique, pourrait, selon la Banque mondiale, générer 450 milliards de dollars de revenus supplémentaires d’ici 2035. À cela s’ajoute l’Initiative Atlantique, qui ambitionne de libérer le potentiel des économies sahéliennes en leur offrant un accès stratégique à l’Atlantique.
Cette démarche coïncide avec l’agenda de la Chine, dont la Route maritime de la soie prévoit, d’ici 2026, l’achèvement de plusieurs projets stratégiques en Afrique de l’Ouest. Le port en eaux profondes de Lekki, au Nigeria, déjà opérationnel depuis 2023, atteindra sa pleine capacité, tandis que l’expansion du port de Dakar au Sénégal renforcera les connexions régionales. Ces infrastructures, intégrées à des réseaux logistiques en développement, contribueront à insérer davantage la région dans les chaînes de valeur mondiales.
Younes Sekkouri
Ministre de l’Inclusion économique
«L’emploi et les transformations structurelles des politiques économiques doivent repousser les frontières pour bâtir une croissance inclusive et permettre aux nations de s’émanciper».
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO