Hakima El Alami : “La généralisation du paiement mobile est un réel challenge”
Hakima El Alami.
Responsable du département Surveillance des systèmes et moyens de paiement et inclusion financière à Bank Al-Maghrib
Le développement et la généralisation du paiement mobile à l’ensemble de la population marocaine constituent un réel challenge. C’est dans ce cadre que Bank Al-Maghrib a mis en place, dès le début de la crise, des mesures spécifiques visant à accélérer l’adoption du paiement mobile par les utilisateurs. Hakima El Alami, responsable du département Surveillance des systèmes et moyens de paiement et inclusion financière à la banque centrale, explique les enjeux.
Comment les mesures prévues par la Stratégie nationale d’inclusion financière (SNIF) peuvent-elles profiter à l’innovation financière ?
Partout à travers le monde, l’innovation dans les services financiers (paiement, transfert de fonds, épargne, crédit et assurance) offre des opportunités certaines pour atteindre les populations exclues du fait de leur éloignement géographique ou la faiblesse de leurs revenus, et contribuer ainsi à l’amélioration de leurs conditions de vie. Le développement de nouveaux produits financiers est à même de contribuer fortement à l’inclusion financière et son extension aux segments les plus vulnérables de la population. Consciente de cet enjeu, Bank Al-Maghrib (BAM) a œuvré en vue de favoriser l’accès des acteurs non bancaires au marché des paiements, adoptant, dès 2014, la réforme de la loi bancaire, qui a introduit une nouvelle catégorie d’institutions non bancaires habilitées, en complément des établissements de crédit classiques, à ouvrir des comptes de paiement et offrir des services de paiement. Ces établissements dits «de paiement» ont été institués dans le but de développer un environnement innovant et un marché concurrentiel en matière de paiement, notamment par le biais de services financiers mobiles. Le cadre réglementaire de ces établissements étant entré en vigueur en 2017, 16 agréments ont été délivrés à ce jour. Par ailleurs, un des douze principes retenus dans le cadre du programme Fintech de Bali est de favoriser l’usage de la Fintech pour promouvoir l’inclusion financière et développer les marchés financiers. La Fintech pourrait ainsi élargir, grâce à la réduiction des coûts, l’accès aux services financiers, notamment à travers le téléphone mobile. Elle pourrait aussi fournir de nouveaux moyens destinés à mobiliser les financements, ainsi que de nouveaux mécanismes pour évaluer les risques et stimuler de nouvelles activités.
Comment ?
Le Maroc compte mettre à profit l’apport de la Fintech dans le cadre de la mise en œuvre de sa stratégie d’inclusion financière qui, selon la définition que nous avons retenue, «vise à garantir un accès équitable pour l’ensemble des individus et entreprises à des produits et services financiers formels pour une utilisation adaptée à leurs besoins et à leurs moyens, afin de favoriser l’inclusion économique et sociale, tout en préservant leurs droits et leur dignité». C’est dans le cadre de cette dynamique que Bank Al-Maghrib a inscrit le développement et l’émergence des Fintechs parmi les piliers de sa stratégie digitale 2019-2022. Elle a mis en place deux structures organisationnelles pour accompagner ce développement. La première est le guichet unique Fintech qui a pour mission de soutenir, conseiller les entreprises innovantes sur le volet réglementaire, et leur assurer un dialogue ouvert avec le régulateur. La seconde entité est le «Lab Innovation», en cours de mise en place, qui a pour objectif de favoriser l’émergence d’idées innovantes, porteuses de valeur ajoutée pour les missions de la banque centrale.
Avec le déclenchement de la crise sanitaire, le paiement mobile s’est fortement imposé dans le monde. Pourquoi le Maroc n’a-t-il pas suivi cette tendance ?
Le développement et la généralisation du paiement mobile à l’ensemble de la population marocaine constituent un réel challenge. En effet, et à l’instar de tout nouveau produit, l’adoption et la vulgarisation d’un usage nouveau, lié à l’évolution des habitudes de paiement, peut nécessiter la mise en place de certaines mesures pour lever les appréhensions éventuelles des utilisateurs, et les encourager à privilégier ce mode de paiement. C’est dans ce cadre que BAM a mis en place, dès le début de la crise, des mesures spécifiques visant à accélérer l’adoption du paiement mobile par les utilisateurs. On peut citer, dans ce cadre, l’autorisation, octroyée aux banques et aux établissements de paiement, de procéder à l’ouverture de comptes à distance pour la clientèle des personnes physiques, ainsi que l’allégement des formalités d’ouverture de comptes de paiement de niveau 2 (plafonné à 5000 DH), avec la limitation des démarches à la simple fourniture du numéro de téléphone et de la CIN numérisée. À cela s’ajoute l’assouplissement des documents requis, pour l’enrôlement des commerçants de proximité pour l’acceptation du paiement mobile, à la CIN et au numéro de la patente, pour les personnes physiques non inscrites au registre de commerce. De leur côté, les acteurs du paiement mobile ont convenu de la mise en place d’une tarification attractive pour développer les usages et encourager le recours au paiement mobile. De même, une stratégie de communication institutionnelle a été définie par Bank Al-Maghrib, en collaboration avec le Groupement de paiement mobile Maroc (GP2M), et dont la mise en œuvre est en cours.
Quels sont les obstacles qui retardent son développement ?
La réussite de ce projet reste conditionnée par l’existence d’un réseau large, englobant à la fois des commerçants acceptants et des agents détaillants qui devraient faciliter aux porteurs des M-Wallets, le paiement de leurs achats et les transferts ou retraits de fonds auprès des agents de paiement habilités. La partie enrôlement des commerçants représente une phase cruciale pour la réussite d’un écosystème digital de bout en bout. Les établissements agréés sont en cours de recrutement de cette catégorie de clients qui nécessite un effort de sensibilisation particulier, compte tenu de la nouveauté du dispositif. A cet effet, et depuis 2019, Bank Al-Maghrib a soumis un ensemble de propositions au Gouvernement concernant, notamment, la mise en place d’incitations fiscales pour les commerçants de proximité acceptant le paiement mobile, maillon central de ce nouvel écosystème. C’est ainsi, qu’au titre de la loi de finance rectificative 2020, une exonération fiscale totale de la base imposable a été adoptée, pour les commerçants de proximité, concernant leur chiffre d’affaires réalisé par téléphonie mobile. En outre, BAM a particulièrement mis l’accent, dans le cadre des travaux de mise en place de la SNIF, sur la nécessité, pour les autorités gouvernementales, de renforcer la dématérialisation des aides de l’État, et d’accélérer la mise en place d’opérations pilotes et d’incitations fortes visant une adoption large et rapide de ce nouveau moyen de paiement, en plus des actions entreprises par les acteurs privés eux-mêmes. C’est dans ce cadre, et en réponse aux hautes Orientations Royales en matière d’accélération de la transformation numérique, de la généralisation des services numériques et de la simplification des procédures et formalités administratives en faveur des usagers, que le ministère de l’Éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, le ministère de l’Industrie, du commerce, de l’économie verte et du numérique, BAM et le Groupement d’intérêt économique du paiement mobile Maroc, ont signé, le 10 décembre 2020, un protocole d’accord visant la digitalisation du paiement des aides scolaires dans le cadre du programme « Tayssir », en s’appuyant sur le paiement mobile. La première phase de cette opération, qui a démarré le 25 mai courant, se déroulera dans les quatre sites pilotes de Fès, Meknès, Benguerir et Azilal. Il sera procédé, par la suite, à sa généralisation aux autres régions du royaume.
Quelles sont, selon vous, les innovations phares sur lesquelles le Maroc devrait absolument se positionner ?
Bank Al-Maghrib, en tant que régulateur, est appelé à laisser suffisamment d’espace à la créativité et au développement des services financiers innovants, tout en demeurant vigilante aux risques potentiels liés à ces nouvelles technologies. Dans le même temps , elle doit veiller à préserver et renforcer la résilience de nos systèmes financiers, tout en protégeant le consommateur et l’entreprise, et en restant neutre vis-à-vis des technologies utilisées. C’est un équilibre difficile qui suppose une identification des risques et leur classification, ainsi qu’une anticipation des effets potentiels des nouvelles activités financières. Certes, l’innovation financière est une opportunité à saisir mais elle constitue également un grand défi à relever, et plus particulièrement pour les pays émergents. Ce défi concerne tout autant le secteur privé que les autorités publiques qui doivent mettre en œuvre les conditions nécessaires pour assurer la transformation digitale, que ce soit en termes d’infrastructures technologiques, de régulation des usages, de moyens humains qualifiés ainsi que de recherche et développement. L’accélération de l’adoption des services financiers, via le mobile, s’affirme comme l’une des innovations phares à mettre en œuvre, et c’est pour cela que le paiement mobile a été identifié comme étant un levier majeur de la SNIF. Cet outil est devenu aujourd’hui le canal principal pour la diffusion de l’information, et un outil important pour favoriser l’accès aux services financiers tout en veillant au développement de comportements financiers responsables.
Sami Nemli / Les Inspirations Éco