DeepTech Summit : à l’UM6P, l’innovation se met au service des priorités locales

Sur le campus de l’Université Mohammed VI Polytechnique, la deuxième édition du DeepTech Summit 2025 réunit plus de 7.000 participants et un large contingent international de chercheurs, décideurs et investisseurs. L’événement assume une posture offensive. L’intelligence artificielle n’y est plus perçue comme une simple promesse d’efficacité, mais comme une architecture technologique capable de reconfigurer des pans entiers de l’économie, en particulier dans les secteurs les plus stratégiques du continent.
L’histoire récente nous enseigne que toute avancée technologique tend, dans un premier temps, à consolider les positions dominantes avant de rééquilibrer les rapports de force entre opérateurs économiques. L’intelligence artificielle (IA) n’échappe pas à cette logique. Plus elle s’impose comme moteur d’innovation, plus elle fait peser le risque d’un creusement des inégalités, en particulier entre ceux qui maîtrisent ses codes et ceux qui les subissent.
Sur le campus de l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P), la deuxième édition du DeepTech Summit s’est ouverte sur une interrogation lucide. Comment garantir que l’essor fulgurant des technologies cognitives n’aggrave pas les fractures sociales, et contribue à résorber les inégalités structurelles, notamment sur le continent africain? L’événement, qui rassemble plus de 7.000 participants et un contingent international de chercheurs, décideurs et investisseurs, assume une posture offensive.
L’IA n’y est plus appréhendée comme une menace ou un simple outil de productivité, mais comme une architecture technologique apte à reconfigurer des pans entiers de l’économie, à commencer par les secteurs les plus critiques du continent.
«L’IA devient un levier structurant ; elle accélère notre capacité à faire émerger des solutions inédites», observe Yassine Laghzioui, directeur d’UM6P Ventures.
Loin des débats abstraits sur les promesses de progrès, le sommet s’articule autour du «triptyque opérationnel : bâtir des ponts entre les mondes académique et industriel, favoriser la coopération entre les différents acteurs et renforcer la capacité d’action technologique de l’Afrique». Sur le campus de l’UM6P, plusieurs échanges se tiennent en parallèle.
Dans une salle obscure, des porteurs de projets présentent leurs idées sans voir les investisseurs à qui ils s’adressent. À quelques pas, des groupes industriels exposent leurs besoins devant des startups invitées à proposer des réponses concrètes. Un peu plus loin, les échanges se déroulent dans un espace étroit, conçu pour évoquer la brièveté d’un trajet en ascenseur. Ces formats, introduits pour cette édition, reflètent une volonté assumée de privilégier des interactions directes et ciblées entre jeunes pousses et investisseurs.
L’événement se veut ainsi davantage un espace de deal making, se détachant des formats de conférences traditionnels. «Nous passons d’une logique de conversation à une logique d’action», ajoute Laghzioui. L’objectif recherché est d’accélérer le passage de l’idée à l’initiative, en multipliant les points de contact entre ceux qui portent des projets et ceux qui peuvent les soutenir.
L’IA, vecteur d’émancipation?
Cette dynamique ne masque pas les lignes de tension que l’IA fait apparaître. Plusieurs voix ont rappelé que si elle offre des leviers puissants, elle risque aussi de renforcer des déséquilibres quant à l’accès à la technologie.
«Il ne suffit pas de multiplier les infrastructures complexes, mais de montrer qu’il est possible de former à grande échelle, à distance, des jeunes qui développeront des solutions à partir de leurs réalités locales», explique Jalal Charaf, chief digital officer de l’UM6P qui défend une approche plus ouverte, fondée sur la transmission.
L’initiative Africa 100, lancée dans ce cadre, ambitionne de former cent millions d’Africains aux usages avancés de l’IA dans des secteurs comme la santé, l’agriculture ou l’énergie. Le pari consiste à fournir les outils sans reproduire les schémas centralisés, en misant sur les talents plutôt que sur les infrastructures.
Cette approche trouve un écho dans les travaux de Ram Dhulipala, directeur par intérim au sein du réseau international CGIAR, spécialisé dans la recherche agronomique. L’IA, explique-t-il, est déjà à l’œuvre dans le monde agricole.
«Des drones permettent aujourd’hui d’évaluer la croissance des cultures, là où des observations «manuelles» dominaient encore il y a peu. Des applications mobiles proposent des conseils de semis, d’irrigation ou de fertilisation, adaptés aux spécificités de chaque parcelle. Les gains de rendement peuvent atteindre 30% dans certaines zones, à condition que ces outils soient conçus pour répondre aux réalités locales», explique-t-il devant une salle comble.
Mais il prévient que la technologie seule ne suffit pas : «L’agriculture est un secteur fortement ancré dans des contextes sociaux, écologiques et économiques très différenciés. Une solution valable au Kenya ne s’applique pas nécessairement au Maroc ou au Sénégal.»
D’où l’importance de soutenir un tissu dense de petites structures capables d’innover à bas coût, au plus près des utilisateurs finaux. L’avenir, selon lui, repose sur une architecture distribuée, faite de milliers d’initiatives locales, articulées autour de quelques grandes plateformes globales. Cette logique de terrain vaut également pour la transition énergétique.
Reshma Singh, chercheuse au Lawrence Berkeley National Laboratory, évoque plusieurs cas d’usage où l’IA permet d’agir plus vite et plus précisément. Certains de ses travaux portent sur la cartographie thermique des bâtiments, réalisée à l’aide de drones, pour repérer les zones de déperdition énergétique.
D’autres projets s’attachent à optimiser la gestion des systèmes de climatisation à partir de recommandations générées par des agents conversationnels. Ces solutions réduisent la facture énergétique tout en améliorant la maintenance des installations. L’IA joue aussi un rôle dans la mise au point de matériaux bas carbone. Des modèles analysent les résidus industriels pour en extraire des composants réutilisables dans la fabrication de ciments plus sobres. D’autres exploitent des bases de données ouvertes pour identifier des combinaisons chimiques moins polluantes, en s’appuyant sur des ressources minérales plus abondantes. Mais cette efficacité a un prix.
Singh rappelle qu’une «requête générée par un grand modèle de langage peut consommer jusqu’à dix fois plus d’énergie qu’une recherche classique».
La course à la performance pourrait ainsi contredire les ambitions climatiques si elle n’est pas encadrée. Pour elle, la question n’est plus seulement de savoir comment utiliser l’IA pour alléger les charges énergétiques, mais comment concevoir une IA elle-même moins énergivore. Dans cette perspective, la question de la gouvernance occupe une place croissante dans les échanges.
«L’innovation avance plus vite que sa régulation, et c’est là que le risque commence», avertit Stavros Yiannouka, directeur général de la fondation WISE, qui insiste sur la nécessité d’un cadre éthique partagé.
Selon lui, la puissance des modèles ainsi que leur capacité à générer du savoir et à orienter les décisions exigent une réponse collective. L’enjeu dépasse les seuls aspects techniques. Il engage aussi la manière dont les sociétés souhaitent organiser leur rapport au savoir et à la décision.
Yiannouka plaide en ce sens pour une approche inclusive, associant les universités du Sud aux consortiums internationaux. Il s’agit non seulement de garantir une diversité des perspectives, mais aussi de veiller à ce que les outils développés répondent aux besoins de ceux qui en ont le plus besoin. Et c’est là qu’intervient la collaboration active avec l’UM6P, pensée comme un levier de recherche appliquée au service de publics souvent tenus à l’écart des grandes stratégies d’innovation.
Ce type d’initiative ne vise pas à suivre le mouvement, mais à le redéfinir depuis le terrain. En toile de fond, une conviction se dégage. L’Afrique ne peut plus se contenter d’observer l’évolution des technologies. Elle doit y prendre part, en construire pour ses propres usages, et surtout, imposer ses priorités. Non pas en calquant les modèles établis, mais en misant pleinement sur les savoir-faire locaux.
Trois startups africaines en lice pour 150.000 dollars au DeepTech Summit 2025
Organisé à l’UM6P, le DeepTech Summit récompensera cette année trois jeunes pousses de la scène technologique. La première sera distinguée dans les sciences de la vie, la seconde dans l’économie verte, et la troisième parmi les startups africaines les plus prometteuses. Chaque prix s’accompagne d’une dotation de 50.000 dollars et d’un accès privilégié à l’écosystème UM6P.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO