Éco-Business

Conjoncture. Kamal Lahlou : le fret maritime, nouveau thermomètre de l’inflation

Kamal Lahlou
Économiste-chercheur principal au département recherche de Bank Al-Maghrib

Hausse des prix à l’import, délais prolongés, incertitudes sur les routes maritimes… Les turbulences du fret mondial n’épargnent pas le Maroc. Dans un pays où plus de 90% des échanges commerciaux se font par mer, la flambée des coûts de transport international a ravivé les débats sur la vulnérabilité logistique et l’inflation importée. Kamal Lahlou, économiste-chercheur principal au département Recherche de Bank Al-Maghrib, décrypte les causes profondes de cette crise, son impact mesuré mais durable sur l’économie nationale, et les leviers à activer pour renforcer la résilience du commerce extérieur marocain face aux chocs endogènes.

Pourquoi les coût du fret ont-ils significativement augmenté après la covid-19 ?
La hausse des taux de fret après la pandémie de covid-19 trouve son origine dans un déséquilibre important entre une demande mondiale en forte reprise et une offre logistique encore affaiblie. Durant la crise sanitaire, les fermetures de ports majeurs, notamment en Chine, et la perturbation des chaînes de valeur ont provoqué une baisse de la capacité mondiale estimée par la CNUCED à -15%.

Lorsque la reprise économique s’est enclenchée en 2021, portée par des plans de relance qui représentent, d’après le FMI, jusqu’à 18% du PIB dans les pays avancés et 7% dans les pays émergents et en développement, la demande de biens et d’intrants a fortement augmenté, entraînant une saturation rapide des chaînes logistiques.

À titre d’illustration, l’indice Harpex, qui mesure les coûts d’affrètement de conteneurs, a enregistré une hausse historique de 532% entre juillet 2020 et juillet 2021, tandis que le Baltic Dry Index, indicateur des coûts de transport de vrac, a bondi de 415% sur la même période.

Cette flambée des prix s’est prolongée, de manière plus modérée, sous l’effet de facteurs géopolitiques persistants : en 2022 et 2023, la guerre en Ukraine a continué de perturber les marchés mondiaux, tandis qu’en 2024, les attaques visant des navires en mer Rouge ont contraint les compagnies maritimes à éviter le canal de Suez en empruntant la route plus longue du cap de Bonne-Espérance, provoquant une chute de plus de 50% du trafic transitant par le Canal de Suez.

Dans ce contexte, quelles étaient les contraintes relatives à la fois à la demande et à l’offre de transport maritime ?
La demande mondiale de transport maritime a été fortement stimulée par la reprise des échanges commerciaux post-covid. En 2021, la CNUCED estime que le commerce maritime mondial a rebondi de 3,2%, totalisant 11 milliards de tonnes expédiées, après une baisse de -3,8% en 2020.

Ce rebond s’est concentré sur les marchandises conteneurisées, les gaz et le vrac sec, alors que les exportations de pétrole brut restaient pénalisées par la faiblesse de la demande chinoise et indienne. En revanche, l’offre a mis du temps à se rétablir. Des ports stratégiques comme Qingdao ou Long Beach sont restés congestionnés, les chaînes de distribution ont souffert de pénuries de conteneurs et les délais de livraison ont pratiquement doublé en 2021.

À cela s’ajoute une concentration croissante du secteur : entre 2012 et 2022, la part des 10 premiers transporteurs dans la capacité mondiale est passée de 63,5% à 84,2%, ce qui a réduit la flexibilité de l’offre et accentué les tensions tarifaires, notamment sur certaines routes moins rentables vers l’Afrique et l’Amérique latine.

Quels sont les différents canaux de transmission de la hausse des taux de fret maritime à l’inflation ?
La hausse des coûts du fret maritime affecte l’inflation par deux canaux principaux.

Le premier canal est direct : une augmentation des frais de transport se traduit par un renchérissement immédiat du coût des biens importés. Au Maroc, où près de 95% des échanges commerciaux se font par voie maritime, cet effet est particulièrement sensible. Les entreprises importatrices répercutent ces surcoûts sur les prix à la consommation, notamment pour les biens échangeables.

Le second canal est indirect : les intrants importés plus coûteux augmentent les coûts de production, ce qui se reflète graduellement sur les prix finaux.

Ce processus, bien que plus lent, affecte l’inflation sous-jacente et traduit une diffusion sectorielle des pressions inflationnistes. En somme, la transmission est à la fois immédiate via les prix à l’importation, et progressive via les coûts de production dans les secteurs dépendants des intrants issus du commerce international.

D’après l’étude que vous avez menée, quel est l’impact des taux de fret maritime sur l’inflation au Maroc ?
L’étude montre que les effets de la hausse des taux de fret maritime sur l’inflation marocaine sont significatifs et persistants, bien qu’ils restent globalement modérés en intensité. À titre d’illustration, une simulation d’un doublement de l’indice Harpex entraîne une hausse de 0,3% de l’indice des prix à la consommation (IPC), avec un pic atteint entre 6 et 8 mois après le choc.

L’impact est plus marqué sur l’inflation sous-jacente et celle des biens échangeables, avec des hausses atteignant 0,5%, et des effets persistants sur près d’une année.

Concernant l’indice Baltic, qui suit les coûts du transport de vrac, les effets sont plus modérés. Une hausse de même ampleur de cet indice produit une augmentation de 0,1% de l’IPC, et de 0,2% sur l’inflation des biens échangeables. Ces résultats s’expliquent par le poids limité des frais de transport dans les prix finaux, mais aussi par l’ouverture de l’économie marocaine sur ces principaux partenaires commerciaux.

Quelles sont les perspectives sur ce secteur et quelles implications pour le Maroc ?
À moyen terme, le transport maritime mondial demeure exposé à de nombreux risques. Malgré une certaine stabilisation en 2023 et 2024, les risques géopolitiques, les tensions dans les chaînes d’approvisionnement, la concentration du marché et la volatilité des cours énergétiques rendent les prévisions empreintes de fortes incertitudes.

Pour le Maroc, dont le commerce extérieur repose massivement sur le transport maritime, la vulnérabilité de ce secteur met en évidence la nécessité de renforcer la résilience face aux chocs logistiques mondiaux. D’abord, il serait pertinent de mettre en place des outils statistiques pour suivre de manière fine l’évolution des coûts de fret, à travers la création d’indices nationaux du coût du transport maritime.

Cela permettrait de mieux anticiper les impacts sur les prix et d’aider les opérateurs à disposer davantage d’informations pour la négociation de leurs contrats. Ensuite, il est nécessaire de renforcer la résilience logistique nationale, en s’appuyant notamment sur une flotte nationale sous pavillon marocain et en diversifiant les routes commerciales.

Enfin, une analyse plus détaillée des impacts par catégorie de produits importés serait plus pertinente car elle permettrait d’ajuster les mesures de façon plus ciblée, notamment en matière de régulation ou de soutien à la production locale.

Maryem Ouazzani / Les Inspirations ÉCO



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