Abdelghani Youmni : “Actionner le levier du déficit budgétaire par la compensation ne suffira pas !”
Abdelghani Youmni
Économiste et spécialiste des politiques publiques
Face à la crise des coûts de production, aux pressions inflationnistes, et à la crise des cours des matières premières et énergétiques, avec les inquiétudes qui en découlent, le colmatage ne suffira pas ! Pour Abdelghani Youmni, économiste et spécialiste des politiques publiques, la paix sociale va se construire avec plus de justice fiscale, même en temps de crise, et à travers des concessions partagées entre ménages, entreprises à gros profits et puissance publique. Le spécialiste des politiques publiques livre des pistes à explorer pour que le Maroc puisse se prémunir des effets de la crise actuelle.
Sachant que 90% des besoins énergétiques du Maroc sont, aujourd’hui, couverts par des importations, principalement de pétrole, et vu la crise et la hausse du prix du baril, qui dépasse les 100 dollars, quel impact cela risque d’avoir sur la caisse de compensation ?
Le baril du pétrole se rapproche de 140 dollars, le record absolu atteint en 2008. En cause, une série de raisons agrégées et néfastes pour le facteur prix. À commencer par une forte reprise économique mondiale depuis le printemps 2021, suivie de la multiplication des coûts du fret par 7 et, pour finir, la guerre en Ukraine. Il faut rappeler que la Russie assure 50% des besoins européens en gaz et 25% en pétrole. Cette situation rappelle les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979.
Le colmatage ne suffira pas si le conflit géopolitique perdure car cela installera inflation structurelle, récessions et crise de dette. Pour ce qui est du Maroc, 90% de ses besoins énergétiques sont couverts par des importations. Ne disposant plus de raffinerie, le Maroc importe l’essence et le gasoil, deux accélérateurs de la cherté de vie, qui fragilise sa souveraineté énergétique face aux fournisseurs et distributeurs. Il ampute son économie d’une partie de la valeur ajoutée, des emplois et des produits dérivés créés par l’industrie du raffinage du pétrole et rend vulnérable sa souveraineté.
Quant à la facture de compensation, elle sera lourde, sachant que le gouvernement, dans un élan d’anticipation, vient de débloquer 15 MMDH pour soutenir le pouvoir d’achat, à travers l’accompagnement des transporteurs, le prix à la pompe et les produits alimentaires. La cherté de vie a atteint plus de 5% mais elle ne doit pas faire le lit de l’inflation qui est, aujourd’hui, contenue autour de 1.4%. Elle ne doit pas devenir sous-jacente, c’est-à-dire une hausse de prix généralisée et désaisonnalisée, neutralisant ainsi toute politique de dépenses publiques ou fiscales d’allégement de l’érosion du pouvoir d’achat des ménages.
Contrairement à beaucoup d’économistes, je ne pense pas que le Maroc connaîtra ce type d’inflation pour plusieurs raisons monétaires, sociales et économiques. La cherté de la vie est, par contre, réelle et le levier du déficit budgétaire, par le biais de plus de compensation, ne suffira pas pour la résorber; il aggravera, par contre, le poids de la dette publique sans effets positifs sur la croissance.
La paix sociale ne s’achète pas mais se construit avec plus de justice fiscale, même en temps de crise, et avec un construit d’équité, à travers des concessions partagées entre ménages, entreprises à gros profits et puissance publique.
Qu’est-ce qu’il faudrait pour que le Maroc se prémunisse des effets de la crise actuelle, sachant que les prix et le coût de la vie sont exposés et que la facture énergétique flambe ?
Au cours des années 1970 et 1980, les deux chocs pétroliers ont provoqué l’envolée des cours du pétrole et du prix des carburants ainsi que de l’ensemble des produits finis, transport, alimentation et logement. Aujourd’hui, nous sommes face au même scénario après presque 12 ans de déflation et de taux directeurs souvent négatifs. La crise actuelle est similaire à celles des deux chocs pétroliers. Une crise née d’un conflit géopolitique majeur, dans un monde globalisé et davantage dépendant des ressources énergétiques, des semi-conducteurs et des intrants. Le Maroc n’étant pas un pays isolé, l’impact sur les prix et le coût de la vie sera important.
Pour se prémunir, il doit poursuivre sa marche vers la souveraineté énergétique partielle qui lui permettra, en 2030, de produire 52% d’électricité à partir d’énergies renouvelables. Cette soif de résilience et d’indépendance doit être accompagnée d’une accélération de la réduction de l’informel pour pouvoir indexer les salaires et les charges sociales sur l’inflation. S’ajoute un autre mécanisme de prudence, l’instauration d’une taxation flottante des carburants, à la hausse ou à la baisse, au-delà d’une variation du cours du baril dépassant de 15 à 20% celui estimé par le PLF.
Il faut savoir, en effet, que quand le baril passe de 80 à 120 dollars, les recettes des taxes (TIC et TVA) frappant les carburants augmentent et la baisse des taux des taxes, dans ce cas, pourrait réduire l’impact sur le pouvoir d’achat et l’inflation. Pour les distributeurs, c’est la même configuration.
Un prix élevé, c’est plus de profits par litre mais moins de volume commercialisé ; une baisse tendancielle des prix à la pompe ne serait pas seulement un acte de patriotisme économique mais aussi un élément de lutte contre la récession et le recul des investissements et de la production.
L’impact de ces hausses commence à provoquer des remous, notamment chez les transporteurs. Quels sont les leviers que l’État doit actionner pour que le pouvoir d’achat des ménages ne soit pas impacté ?
Ces remous ne sont pas propres au Maroc. Mais avant tout, nous devons nous féliciter de la stabilité du dirham qui a perdu seulement entre 5 et 10 % face au dollar et l’euro sur les trois derniers mois, alors que plusieurs monnaies de pays impactés par la crise des coûts de production et les cours des matières premières, surtout énergétiques, ont dévissé de 40 à 50% car convertibles et sujet à la spéculation, puis exposées aux risques majeurs de change pour cause de dépendance économique totale du commerce international, du fret et des places financières.
Sur les soixante dernières années, le taux d’inflation moyen au Maroc a été de 4.2%, un des plus faibles au monde, la cherté de vie est cyclique et, si elle dépend souvent du coût de l’énergie, elle est aussi liée aux performances du secteur agricole et aux précipitations. La crise actuelle agrège des éléments tels que surchauffe post-Covid-19, surcoût du fret et crise ukrainienne, avec une pression exercée sur les prix des hydrocarbures, des céréales et des intrants d’industriels et l’impossibilité de se projeter et d’anticiper. Ce qui ouvre aussi la boîte de pandore des spéculations.
Une métastase qui menace la confiance des ménage, gangrène le climat social et exerce un effet ciseau se traduisant par des augmentations des prix et des baisses de pouvoir d’achat en cascade, pas seulement pour les Marocains mais pour l’ensemble des ménages à bas revenus et des classes moyennes dans le monde. L’État doit garantir la survie du système économique et social, préserver l’ordre monétaire en évitant une augmentation des taux d’intérêt et lutter en priorité contre le millefeuille des intermédiaires, lequel crée un marché spéculatif immoral qui prend en otage le libre échange, entre consommateurs et producteurs, des produits agricoles et halieutiques.
Cette anomalie du marché accroît anormalement les prix, réduit le revenu des agriculteurs et des pêcheurs et érode la confiance des citoyens dans le pouvoir régalien de l’État lors des crises et au-delà. Mais au final, ce spectaculaire regain d’inflation dans plusieurs pays, synonyme d’un tsunami des coûts, n’entraînera pas d’inflation structurelle au Maroc, à court et moyen terme.
En réalité, le pays ne connaîtra pas d’inflation financière, fruit de bulles immobilières et boursières, car il n’est pas encore suffisamment globalisé financièrement, ces dettes souveraines étant surtout détenues par des souscripteurs locaux, banques et institutionnels.
Ce qui n’est pas anodin ! Les ménages marocains produisent à domicile leur alimentation à partir de produits frais, ce qui détruit une part de la valeur ajoutée de transformation des surgelés et des prêts à consommer, réduisant sans équivoque le PIB mais contribuant largement à protéger l’économie de l’inflation en cas de pression sur les coûts de production liés à la logistique ou au prix de l’énergie et de la main d’œuvre.
Modeste Kouamé / Les Inspirations ÉCO