Télécoms : L’aveu d’échec

Alors que la métamorphose de la configuration du secteur des télécommunications était attendue depuis plusieurs années, les opérateurs télécoms ont visiblement raté l’adaptation de leurs business-models. Si l’ANRT joue aujourd’hui le mauvais rôle en endossant la décision de brider les appels sur IP, il faut reconnaître que le régulateur n’a eu de cesse d’alerter sur le caractère crucial du développement de contenus. Après des années d’expansion fulgurante, l’on parle aujourd’hui de plans sociaux chez certains opérateurs. Les sites de streaming, prochaines «victimes» de cette régression ?
L’impuissance du consommateur marocain est une nouvelle fois prouvée. Finis les «appels gratuits» via les applications populaires et tellement pratiques, notamment pour ceux qui communiquent régulièrement avec leurs familles à l’étranger. Plus qu’une impuissance, le blocage par les opérateurs télécoms, avec la bénédiction du régulateur du secteur, des appels IP sur Viber, Skype et autres WhatsApp, est une nouvelle fois l’expression de la faible estime que portent les grandes entreprises marocaines à l’égard de leurs clients et a fortiori, pour l’intelligence du citoyen marocain car vu le taux de pénétration de la téléphonie mobile au Maroc (autour de 140%), les clients des opérateurs télécoms peuvent simplement et sans risque d’erreur être assimilés aux citoyens marocains. Pire encore, avec cette décision «unilatérale» (officiellement justifiée par l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) par la nécessité pour les applications visées de détenir une licence de télécommunication), les acteurs du secteur signent leurs aveux de faiblesse, la reconnaissance de leur échec. Ils ont en effet échoué à lire correctement les évolutions du marché marocain et se sont perdus dans la concurrence aveugle, au détriment de la stratégie d’anticipation et de l’adaptation de leur business model aux réalités du marché marocain. De son côté, si l’Agence joue aujourd’hui le mauvais rôle dans le jeu des opérateurs en endossant cette décision réglementaire, il faut reconnaître qu’elle n’a eu de cesse d’alerter sur la métamorphose annoncée du modèle du secteur.
«On vous aura prévenu»
«Il faut plus que jamais mettre l’accent sur le développement de contenu», ne cessait de marteler, à chaque occasion, Azzedine El Mountassir Billah, directeur général de l’ANRT et ceci depuis 2012, au moins. «L’avenir du secteur se joue sur le développement du contenu et de sa consommation par les usagers», répétait tout aussi régulièrement Ahmed Khaouja sous sa casquette de directeur de la concurrence et des opérateurs télécoms à l’ANRT. Si l’on ne peut prendre connaissance de toutes les ficelles qui se jouent en coulisse, l’on peut toutefois être sûr d’une chose : le changement de comportement des usagers des télécoms n’est pas une surprise et les opérateurs ne peuvent prétendre avoir été pris de court. Cette situation est d’autant plus regrettable que le secteur des télécommunications au Maroc était parti sur de très bonnes bases depuis sa libéralisation. Aussi bien la croissance des revenus que l’évolution des technologies en passant par la démocratisation de l’usage des télécoms s’étaient hissés en références dans les témoignages des experts internationaux les plus reconnus. Cette époque est désormais révolue, laissant la place à une ère de régression technologique, derrière une façade de haut débit en trompe l’œil. L’on peut, à juste titre, se demander pourquoi viser la voix IP et pourquoi elle seulement ? Pourquoi ne pas bloquer YouTube, Facebook et Instagram tant qu’on y est ? La réponse est simple : ces derniers sont consommateurs de volumes de données (sons, vidéos et photos, de préférence HD) et génèrent des revenus considérables associés à la vente de Pass Internet, alors que la voix sur IP est de son côté très frugale en consommation de données. Or, les infrastructures des télécoms sont, en théorie, dimensionnés sur la base des pics de trafic, mobilisant des investissements immobilisés, quel que soit le volume de données qui transite. Du coup, les opérateurs, en panne de croissance, tentent de grignoter des revenus supplémentaires sur les réseaux 2G, globalement amortis, notamment sur les appels à l’international.
Autant fermer Derb Ghallef
Pour les sites de streaming illicite, la configuration est plus complexe, plus dilemmatique. D’une part, les opérateurs tentent timidement de rattraper le retard accusé sur les contenus, à l’exemple du service de vidéo à la demande de Maroc Telecom «Icflix», directement menacé par les films en «libre accès». Et d’autre part, le streaming illicite génère une grande consommation de data et autant de consommation en recharges en Pass Internet, hors ADSL du moins. C’est à se demander si l’atonie des nouveaux concurrents sur leurs offres ADSL n’est pas en lien avec cet aspect, une large part de la population se connectant à domicile via WiFi sur 3G, et donc non illimité. Ceci dit, l’éventualité de blocage du streaming «gratuit» est vraisemblable, mais à ce moment là, ne devrait-on pas fermer Derb Ghallef et tous les revendeurs de DVDs à 5DH, menus et pochette couleur compris ? C’est dire combien les opérateurs télécoms sont aujourd’hui dans l’impasse et commencent même à raisonner rationalisation de coût. Salaheddine Nabirha, expert en Pricing Télécom parle même de «plan sociaux en cours». Dans cette configuration où la charrue a été mise avant les bœufs (la 3G a été lancée en illimité), une chose est sûre, le secteur ne trouvera pas son salut dans la régression, surtout avec le consommateur de culture marocaine, si ingénieux et si peu enclin à payer pour ce qu’il peut avoir gratuitement.
Salaheddine Nabirha
Expert en Pricing Télécom, PM Conseil
Les Éco : Quelles sont selon vous les raisons derrière le blocage des appels sur IP de la part des opérateurs, avec la bénédiction de l’ANRT ?
Salaheddine Nabirha : Cette affaire reflète les problèmes d’organisation et de management qui existent au sein des opérateurs marocains de télécommunication. Ces derniers n’ont pas du tout réussi à faire évoluer leur business model et l’adapter aux évolutions technologiques qui s’imposent dans les télécommunications, lesquelles étaient largement prévisibles.
Certains ont évoqué un argument sécuritaire, notamment pour la maîtrise du renseignement anti-terroriste. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas du tout que ça soit le cas. C’est une initiative propre au secteur, dont les acteurs ont su faire pression et avoir gain de cause. C’est un problème de business model inadapté, voire obsolète.
Pensez-vous que ce blocage des services VoIP contribuera à améliorer les revenus des opérateurs ?
Je pense que cette décision est une erreur. Elle va à l’encontre de l’évolution technologique et de l’innovation et fait reculer le Maroc, malgré le fait d’avoir réalisé des avancées très importantes en la matière au cours des dernières années. Aussi, je ne pense pas que cette décision aura un impact significatif sur les revenus des opérateurs en ce sens où la data représente 15% des revenus desdits opérateurs, en croissance alors que les appels à l’international, principalement visés par ce blocage n’en représentent que 5% et ne pourront que baisser sur le long terme. En revanche, les retombées négatives, notamment en termes d’image, ne manqueront pas d’impacter les opérateurs. D’autre part, les Marocains qui utilisent régulièrement et massivement la voix sur IP sont assez ingénieux et trouveront facilement une solution pour contourner le blocage. Ce ne sont pas les solutions techniques qui manquent. Je pense que les opérateurs ne tarderont pas à se rendre compte de leur erreur et à faire marche arrière sur cette décision.
Hormis les aspects business model raté, est-ce que cette décision est légale ?
Sincèrement, ce qui est légal et ce qui ne l’est pas est très flou dans ce secteur. En tout cas, les opérateurs profitent de l’absence d’associations de consommateurs reconnues d’utilité publique pour imposer leurs règles. D’ailleurs, c’est loin d’être la première fois que les opérateurs prennent des décisions à l’encontre des droits des consommateurs, mais qui passaient discrètement, sans faire de vagues.
N’est-ce pas également l’expression d’un profond malaise chez les opérateurs ?
Effectivement, ces derniers traversent une période difficile, à des degrés différents, D’ailleurs, je peux vous dire que des plans sociaux sont en cours chez ces derniers.