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Émigration irrégulière. À bord des zodiacs de la mort

Sur les côtes de Salé, Mohammédia ou Tanger, les passeurs ne chôment pas. En Méditerranée comme en Atlantique, ces trafiquants profitent du désespoir grandissant de la jeunesse. Révélations sur de nouveaux modus operandi.

Samir est un survivant. Il a survécu à une mort certaine dans l’océan Atlantique. Ce jeune de 21 ans originaire de la commune rurale d’Ouled Cherki (province de Sraghna) est l’un des trois rescapés du naufrage du «zodiac de la mort» entre Mohammédia et Casablanca le 3 septembre dernier.

Un business lucratif
Dans son village d’Ouled Chatoui, sa famille est en deuil. Il a perdu deux cousins dans ce naufrage. Samir accepte de nous parler. «Tout a commencé à l’été 2019. Nous avions appris que des jeunes des villages de Mayat ont réussi à partir en Espagne. À ce moment, les jeunes du douar sont devenus obsédés par l’idée de partir», se rappelle-t-il. Un départ est organisé par un passeur depuis Nador et un deuxième est organisé avant l’Aïd El Kebir depuis El Jadida. «Le départ de Nador était un échec. Les jeunes sont revenus bredouilles», précise un autre habitant à Ouled Cherki ayant requis l’anonymat. Selon nos informations, les intermédiaires du passeur se sont activés dans les douars pour trouver des candidats à l’émigration. Les jeunes villageois sont des proies faciles pour ce marchand de la mort.

«Les prix de la traversée flambent durant l’été, ils passent de 15.000 à 25.000 DH», témoigne Youssef, un habitant du village qui n’a pas pris part à ce voyage faute d’argent.

Ce «business» sera tellement lucratif que l’avidité des passeurs a mené à une césure au sein du réseau. Un premier réseau se reconstitue, il est qualifié par les villageois de «professionnel» et le deuxième est «amateur et sans véritable connaissance de la mer». Ce deuxième réseau sera à l’origine du «drame de Zénata».«Nous avons contacté le passeur. Il nous a donné rendez-vous dans une forêt à l’entrée du village. Il s’appelait Abderrazak», révèle le jeune homme qui ne s’est pas remis de son expérience traumatisante en mer. Un groupe de 56 candidats, issus de huit villages, se constitue. Le passeur récolte 1,3 MDH dans cette seule opération. «J’ai moi-même remis cet argent au harrag, j’ai mené mon fils à sa mort», s’en veut Brahim, un des pères des victimes. Un montant que ces pauvres paysans ont emprunté à leurs familles. Une première tentative est prévue à la mi-août. Les candidats n’ont aucune information sur le trajet et la destination. «Cette sortie a été annulée en raison de la forte houle», se remémore Brahim.

Une deuxième tentative est projetée toujours durant le mois d’août. Elle sera également avortée, mais cette fois-ci en raison de la vigilance des forces de l’ordre près de la région de Zénata. «Nous avons passé toute une nuit réfugiés dans une forêt près de la plage. Le passeur nous a laissé tomber», raconte Samir. Ce réseau de passeurs affiche clairement son incapacité à mener à bien cette opération d’émigration irrégulière. Les parents des candidats s’inquiètent. «Nous sommes allés voir le harrag pour lui demander de nous rendre l’argent. Il a refusé. Pour lui, l’opération était toujours maintenue», se rappelle un des pères des victimes. Un troisième rendez-vous est donné aux candidats originaires des douars de El Kelaâ des Sraghna, d’Attaouia et Beni Mellal. Le point de rencontre sera la commune de Mediouna dans la périphérie de Casablanca. Les candidats sont accueillis par deux membres du réseau. «Il s’agit d’un vendeur ambulant et un chauffeur du camion connu pour un antécédent judiciaire», décrit un habitant de Mediouna joint par Les Inspirations ÉCO. Les 55 jeunes hommes et Nadira, unique jeune femme, passent la nuit du 27 septembre dans le souk hebdomadaire de Médiouna. Le 28 septembre à 3 h 00, le camion embarque ces jeunes pour leur ultime voyage.

Voyage sans retour
À leur arrivée sur la côte de Zénata, la houle est forte. «Le passeur nous a ordonné de porter le zodiac jusqu’à la côte», détaille Samir. Pour faire le voyage, le réseau de passeurs s’adjoint les services d’un raiss (marin) travaillant dans les provinces du sud. «Le raiss refuse de conduire le zodiac dans ces conditions. Il rebrousse chemin. 6 à 8 candidats pris de panique également s’enfuient», témoigne Samir. Le chef des passeurs se montre violent. «On le suppliait de nous laisser sur la côte. Il ne voulait rien savoir. Malheureusement, un des candidats se porte volontaire pour conduire le zodiac. Il n’avait ni GPS, ni boussole», poursuit Samir. Le zodiac, trop chargé, ne résiste pas aux  vagues. Le reste du drame est connu. Sur les 56 candidats à l’émigration, on compte seulement 11 survivants. 45 personnes ont perdu la vie. Parmi eux, 25 jeunes dont le corps n’a jamais été retrouvé. «Je ne savais pas nager. J’ai passé une demi-heure environ accroché à un bidon de gasoil. J’ai ramé jusqu’à la côte», relate Samir en revivant ces moments difficiles où il était entre la vie et la mort.

Samir garde des séquelles de cette terrible expérience : «Nous sommes partis trois jeunes de la même famille. Le lendemain, je reviens seul et mon cousin Jawad est revenu dans un cercueil. J’ai honte». Le 5 octobre, la commune d’Ouled Cherki faisait un dernier adieu à Ismaïl, jeune cavalier issu des familles de notables de la région. Tout au long de ces émouvantes funérailles, la foule était à la recherche d’un homme : l’intermédiaire toujours en fuite. «Le passeur était connu de tous. Les autorités locales étaient au courant de qui se préparait», accuse un habitant de la commune sous couvert d’anonymat. Pour Ayachi El Ferfar, coordinateur du comité des familles des victimes et également président de la commune de Merbouh, «ce réseau a trouvé un terreau fertile pour recruter ces candidats», reconnaît-il. Et d’exiger : «Sans l’arrestation de la tête pensante de ce réseau, nous ne pourrons pas définir les responsabilités de chacun». Les 7 membres de ce réseau sont en détention provisoire sous la supervision du parquet de Casablanca. D’autres types de réseaux sont toujours en activité.

La désintermédiation du hrig
Nous quittons la province de Kelaât Sraghna pour rejoindre la ville de Rabat. La jeunesse populaire de la capitale et de sa région a ouvert une route migratoire depuis les côtes de Sidi Moussa à Salé. Notre enquête nous a amené a rencontrer les acteurs de ce nouveau modus operandi. Il s’agit d’une filière «auto-organisée» qui achète et équipe des embarcations, puis mène la traversée sans recours aux passeurs. Nous l’appellerons Brahim pour préserver son anonymat. Ce jeune Rbati de 21 ans est aussi un survivant. Il a passé six mois dans les geôles libyennes. «J’ai tenté de traverser vers l’Europe. Notre embarcation a chaviré. Les garde-côtes libyens nous ont arrêtés et emmenés au centre de détention de migrants à Tripoli. C’était l’enfer. J’ai fui la Libye blessé et torturé», témoigne-t-il. Depuis son retour, il ne pense qu’à une seule chose: partir en Europe. «Je le ferai quel qu’en soit le prix», lance-t-il, téméraire.

Brahim fait partie de cette filière auto-organisée. «Avec d’autres amis, nous avons acheté une barque de pêche. Nous sommes en train de l’équiper en moteurs et GPS. Dès que l’opportunité se présentera, nous partirons vers l’Espagne», exulte-t-il. Ce mode opératoire nécessite le recrutement d’un marin professionnel qui accepte aussi d’émigrer. Cette route maritime migratoire nécessite 72 heures de navigation contre 24 heures pour un départ depuis les côtes nord du Maroc. Une désintermédiation qui n’est pas sans risques.

«Cette traversée est non seulement périlleuse, mais ses résultats s’avèrent peu probants», observe Hassane Ammari d’Alarm Phone au Maroc, association de vigilance du sauvetage en mer.

De fait, de nombreuses virées ont fini en drame. Le 28 novembre, la ville de Salé s’est réveillée sous le choc. Dix-neuf jeunes de la ville ont perdu la vie suite au naufrage de leur embarcation. Parmi les victimes, Ayoub Mabrouk (19 ans), champion de kick-boxing. Cette hécatombe avait ému la ville et ses habitants, sans pour autant stopper cette hémorragie. Des réseaux mafieux prolifèrent et profitent de l’envie du hrig qui anime la jeunesse marocaine. Flash-back. Le 9 décembre 2018, à l’ancienne médina de Rabat, Amal Benkhraba a reçu un appel inconnu. Son fils, Simohamed, parti il y a quelques heures des côtes de Salé, est porté disparu. L’embarcation avec à son bord une vingtaine de candidats à l’émigration revient bredouille à la Marina de Rabat. «Le passeur n’avait aucune connaissance de la mer et des routes maritimes. Ils se sont perdus. Si ce n’était un bateau de la marine marchande, ils seraient tous morts noyés», remarque cette mère de disparu. Son fils ainsi qu’un autre jeune ont trouvé la mort dans des circonstances jamais élucidées. Le passeur est arrêté et poursuivi pour «trafic d’êtres humains» et «constitution d’une bande criminelle organisée». Il est condamné à 19 ans de prison ferme. Depuis ce drame et ce procès, les forces de sécurité multiplient les arrestations dans les rangs des passeurs. En 2018, l’Intérieur affirme avoir démantelé 229 réseaux de passeurs. Plusieurs réseaux démantelés à Salé ont des connexions avec le trafic de drogues.

En mai 2018, la DGSN a saisi trois bateaux de pêche, une voiture et des l’argent suite à la mise en échec d’une opération d’émigration irrégulière. En 2019, le même rythme de démantèlement continue un peu partout au Maroc. À fin septembre, sur les 23.000 personnes arrêtées dans le cadre de la lutte contre l’émigration irrégulière, on retrouve 6.500 Marocains, et 37 réseaux de passeurs. En 2018, le Parquet général a enquêté dans 1.230 affaires relatives à l’émigration irrégulière et poursuivi 1.800 personnes. «Malgré cette vague d’arrestations, les départs continuent à Salé et dans sa région», avance Amine Lekbabi, de l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH) à Salé. Cette ONG prépare d’ailleurs un nouveau rapport sur cette envolée de l’émigration depuis la ville des corsaires. Pour la section de l’AMDH à Nador, le retour du hrig n’est pas le fruit du hasard.

L’UE et l’ONUDC en soutien au Maroc
Omar Naji, de l’AMDH, considère que «les événements du Rif ont accéléré le retour du hrig». Et de préciser: «on a constaté, à partir de juillet 2017, une augmentation des départs de jeunes Marocains vers l’Espagne ou vers Melilia. Cette tendance était pratiquement inexistante en 2016». Pour ce défenseur des droits humains, les autorités ont mené «une campagne de ratissage des campements des migrants subsahariens». L’objectif aurait été «d’évincer provisoirement du marché de la migration payante une demande plus solvable des migrants subsahariens pour pousser les trafiquants à travailler avec cette nouvelle demande émanant des jeunes Marocains». Cette hypothèse se trouve confirmée par les chiffres (voir chronologie). Le retour de l’émigration irrégulière des Marocains inquiète les agences des Nations Unies, notamment. Face à l’ampleur de ces réseaux et leur étendue, l’Union européenne (UE) et l’Agence des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) veulent apporter leur soutien au Maroc. Ce projet vise le «démantèlement des réseaux criminels transfrontaliers impliqués dans la traite des personnes et le trafic illicite de migrants en Afrique du Nord». Doté d’un budget de 3,5 millions d’euros, ce programme vise «à soutenir le royaume en améliorant les capacités des autorités chargées de la détection et de l’interception de ces organisations criminelles, de même que leurs capacités d’identification et d’enquête dans ces affaires, tout en protégeant les victimes», indiquent les deux institutions. Le projet a démarré par une formation des agents de la DGSN chargés de la surveillance des frontières. Pour la prochaine période, ces acteurs comptent mettre le paquet sur la dimension sécuritaire. Ces efforts réussiront-ils à dissuader Brahim et ses amis d’abandonner leur «rêve européen»? Le doute est permis…

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