Cour des comptes : Les maux du portefeuille de l’État
La Cour des comptes vient de passer au peigne fin le secteur des établissements et entreprises publics (EEP). Endettement en hausse, faible rendement, gouvernance défaillante… Les magistrats de la juridiction financière ont relevé plusieurs dysfonctionnements.
Endettement
Une ardoise de 245,8 MMDH
Depuis le début de la décennie 2010, les EEP enregistrent une augmentation constante de leurs dettes de financement. À fin 2015, l’encours des dettes de financement des EEP a atteint 245,8 MMDH, représentant environ 25% du PIB. Par rapport à 2004, l’endettement du secteur a enregistré une augmentation de 321,1%, «ce qui pourrait constituer une source de fragilité pour le secteur», estime la Cour des comptes. Concernant la structure des dettes de financement des EEP, il importe de souligner que la part de la dette extérieure n’a cessé d’augmenter depuis 2008. À fin 2015, elle totalise 160,3 MMDH, soit 65,2% du total de l’endettement du secteur, et représente 17% du PIB. Sur ce stock, 106 MMDH sont garantis par l’État. Selon la juridiction financière, «l’augmentation continue de la part de la dette en devises, depuis 2011, est porteuse de risques pour les finances publiques». En effet, toute défaillance des organismes débiteurs dans le règlement de leurs dettes garanties entraînerait leur prise en charge par le budget général de l’État.
TVA
Un crédit structurel
À fin 2015, le montant total du crédit de TVA des EEP dépasse les 25,18 MMDH, ce qui représente 47,8% des recettes de TVA revenant au budget général de l’État pendant cet exercice. «En plus du risque d’enrayer le modèle de l’EEP investisseur, cette situation plombe la performance des EEP concernés en raison des difficultés de trésorerie et des charges financières supplémentaires qu’elle engendre», pointe la Cour. Afin d’apporter une solution à la problématique du crédit de TVA chez les entreprises investisseurs, l’État a entrepris des mesures pour mettre fin à l’accumulation des stocks de crédit TVA, notamment le relèvement du taux de la TVA à 20% au péage des autoroutes (LF 2015) et sur le transport ferroviaire (LF 2016). Cependant, «du fait de l’importance des investissements effectués par les entreprises publiques, il s’en est suivi une accumulation importante de ce crédit», précise la Cour.
Budget
Dépendance à l’égard de l’État
Globalement, les EEP sont toujours encore dépendants du budget de l’État. En effet, les relations financières entre l’État et les EEP se matérialisent par des transferts réciproques. Durant la période 2010-2014, la comparaison de ces transferts fait ressortir une balance structurellement défavorable à l’État d’une moyenne annuelle de 21,2 MMDH. Entre 2010 et 2014, le total des transferts de ressources publiques vers les EEP a totalisé 159,8 MMDH dont 104,5 MM DH du budget général de l’État (65,3%), 34,5 MMDH des comptes spéciaux du Trésor (21,6%) et 20,6 MMDH sous forme de taxes fiscales et/ou parafiscales ou de prélèvements obligatoires (12,8%). Les transferts des EEP vers l’État, quant à eux, sont concentrés sur un nombre réduit d’organismes. Sur la période allant de 2008 à 2015, les dividendes et part de bénéfices remontés au Trésor par le groupe OCP, le groupe CDG et IAM ont contribué en moyenne à hauteur de 48,9% au total des transferts du secteur des EEP vers le budget général de l’Etat. De même, concernant le total dividendes et la part de bénéfices, ceux-ci ont représenté 84,8%.
Charges de personnel
Facture salée
La politique de privatisation et de désengagement de l’État de certains secteurs concurrentiels, la gestion déléguée des services publics, le recours au PPP et la liquidation de plus de 70 sociétés publiques, ont été accompagnées de vagues de départs anticipés à la retraite avec des mesures incitatives en faveur du personnel concerné. Mais malgré tous ces efforts, les effectifs du personnel salarié des EEP restent relativement stables. Ils ont enregistré une baisse entre 2005 et 2009 mais ils ont repris leur hausse à partir de 2010 jusqu’à 2013. À fin 2014, le secteur des EEP totalise 129.545 cadres et agents. Du coup, «les charges du personnel représentent plus de 45% de la valeur ajoutée générée par le secteur, ce qui signifie qu’une part importante de la richesse créée par les EEP profite à leurs salariés», indique la Cour. Il est à préciser que ces données ne concernent que le personnel propre des EEP, sachant que certains d’entre eux fonctionnent avec des fonctionnaires émargeant au Budget général de l’État (AREF, universités, centres hospitaliers).
EEP stratégiques
Les risques du métier !
Certains EEP présentent des risques qui leur sont spécifiques eu égard à leur activité ou à des circonstances particulières. L’ONEE, par exemple, connaît depuis plusieurs années une situation financière déséquilibrée devenue structurelle. À fin 2015, il a enregistré un résultat net déficitaire de 2,34 MMDH et ses dettes de financement se sont établies à 56,82 MMDH, auxquels il faudrait ajouter 20 MMDH au titre des engagements de sa caisse interne de retraite. Concernant l’ONCF, il connaît une situation financière fragile. Son résultat net est structurellement déficitaire. Sur la période de 2010 à 2015, il a enregistré un résultat net cumulé déficitaire de 252 MDH. Pire, la prochaine exploitation de la ligne LGV Tanger-Casablanca risque de creuser le déficit d’exploitation de cette entreprise publique stratégique. Quant à la société ADM, elle affiche une structure financière structurellement déséquilibrée en raison de la nature du montage financier des projets qu’elle réalise et de l’exploitation de nouveaux tronçons d’autoroutes moins rentables. De ce fait, ses résultats sont constamment déficitaires. À fin 2015, l’encours de la dette de cette entreprise publique a totalisé environ 40 MMDH et son déficit a atteint 2,2 MMDH. Ses dettes de financement représentent près de 500% de ses fonds propres.
Gouvernance
La grande absente
En dépit des efforts déployés pour rationaliser la gestion des EEP, certains aspects méritent un effort de mise à niveau. Il en est ainsi de la composition pléthorique des organes délibérants de certains EEP. En effet, 62% des organes délibérants des EEP présentent des compositions qui dépassent 18 membres et atteignent pour certains établissements publics 50 membres. Il faut également signaler l’absence d’un dispositif réglementaire clair et bien défini qui précise les conditions de nomination des représentants de l’État au sein des organes délibérants des EEP, le manque d’efficacité de certains organes délibérants qui souffrent de carences institutionnelles et organisationnelles, ce qui accentue les limites de leurs capacités décisionnelles. D’autres dysfonctionnements sont également relevés tels que la présidence des réunions de certains organes délibérants par des secrétaires généraux, voire des directeurs de ministères, au moment où les textes précisent qu’il y a lieu de confier cette présidence à des autorités gouvernementales. De même, la représentation au sein des conseils d’administration souffre de l’absence d’un dispositif précis en la matière..
Le poids du secteur des EEP (année 2014)
71,6 MMDH
Investissement
198 MMDH
Chiffre d’affaires
129.545
Effectif du personnel
30,9 MMDH
Charges de personnel
1.001 MMDH
Total du bilan
Recommandations
Afin de doter les EEP de la visibilité nécessaire, la Cour des comptes recommande de définir une stratégie volontariste avec des objectifs clairs et explicites, à même de permettre au secteur de jouer pleinement le rôle qui lui est imparti par le gouvernement dans le développement économique et social du pays. Cette stratégie devrait s’inscrire en cohérence avec le cadre macro-économique du pays et avec les choix adoptés par le Maroc. Elle devrait aussi identifier et cibler les secteurs prioritaires sur lesquels l’État compte concentrer ses interventions et positionner le rôle des EEP dans la mise en œuvre des actions publiques. Sur ce registre, le portefeuille doit être redimensionné par rapport à la vision stratégique. Ne devraient alors être conservées dans le giron du secteur public que les entreprises publiques obéissant aux objectifs définis par l’État dans son double rôle de stratège et d’actionnaire. De même, la création d’EEP devrait être précédée d’études préalables démontrant que le recours à l’opérateur public est incontournable du fait de la carence du secteur privé pour prendre en charge les activités envisagées ou que la gestion publique, dans le cas d’espèce, s’avérerait plus efficace et plus opportune. Aussi, il faudra assainir la situation financière des EEP stratégiques, prévenir les risques potentiels et lutter contre l’accumulation des arriérés de dettes ou de créances