Face aux tendances d’évolution de la population des étudiants/enseignants et des diplômés de l’enseignement supérieur au Maroc, il est plus que nécessaire d’investir dans les nouvelles missions de l’université, la formation et la recherche pour orienter l’université vers «le modèle entrepreneurial». C’est en tout cas l’avis du professeur des universités et directeur de l’école HEC Maroc Camal Gallouj. Entretien…
Quelles sont les tendances d’évolution de la population des étudiants/enseignants et des diplômés de l’enseignement supérieur au Maroc ?
Si l’on commence par l’évolution de la population estudiantine, on peut dire que celle-ci a été dramatique sur les 10 dernières années. En nous limitant aux seules informations fournies par le ministère de l’Éducation nationale sur les bacheliers, on constate que pour diverses raisons (effet conjugué de la pression démographique et de l’amélioration des taux de réussite), leur nombre a été multiplié par presque trois. En 2019, nous en sommes à des effectifs situés entre 250.000 et 280.000 contre environ 90.000 dix ans plus tôt. Bien entendu, les bacheliers ne sont pas systématiquement amenés à se présenter aux portes de l’enseignement supérieur mais c’est quand même le cas pour l’écrasante majorité d’entre eux. On estime ainsi que sur la période plutôt courte qui va de 2010 à 2019, l’effectif étudiant a augmenté de plus de 100% alors même que celui des enseignants est resté inférieur à 20% et que le Budget global affecté n’a augmenté que d’environ 30%. La situation de l’enseignement supérieur reste donc très problématique puisque loin de s’être améliorée, elle a plutôt eu tendance à empirer. Déjà au début des années 2010, l’université marocaine était soumise à de fortes pressions liées au faible taux d’encadrement relativement au gonflement des effectifs étudiants. Aujourd’hui, avec semble-t-il près d’un million d’étudiants inscrits, la plupart des facultés (pour ne pas dire toutes) sont surpeuplées et les universités n’arrivent plus à suivre en termes de ressources humaines encadrantes ni en termes de structures d’accueil. En effet, les déficits d’effectifs encadrants tant académiques qu’administratifs (même si on parle moins souvent de cette dernière catégorie) sont criants. Dans ce qu’on appelle les filières du droit ; autrement dit «Droit, économie et gestion», le taux d’encadrement n’est que d’un enseignant-chercheur pour 250 étudiants…du jamais vu.
Y a-t-il des solutions ou tout au moins des perspectives favorables ? Peut-on espérer que les choses s’améliorent un jour ?
Bien entendu, il y a des signaux positifs. Le premier d’entre eux étant que les autorités en charge sont totalement conscientes du problème et de la nécessité vitale de renforcer l’offre nationale, en particulier d’ailleurs dans certaines régions très lourdement déficitaires. Rappelons que l’essentiel de l’offre est aujourd’hui centré sur Casablanca, Rabat, Fès et Marrakech. Ainsi, ce n’est pas moins d’une quarantaine de nouveaux établissements d’enseignement supérieur qui sont annoncés pour 2021. D’ores et déjà, le décret relatif à la création d’une vingtaine de structures universitaires pour plus de 50.000 places est annoncé au Bulletin officiel. Le ministère envisage également et c’est important un volet spécifique visant à renforcer la formation professionnelle qui d’ores et déjà dispose d’une offre conséquente de près de 600.000 places dont une large part dédiée aux techniciens et techniciens spécialisés. À un niveau plus opérationnel on peut également noter que les institutions universitaires elles-mêmes font des efforts considérables pour absorber les flux. Ainsi par exemple, les écoles et facultés à accès sélectif, qui accueillent bon an mal an, environ 15% des étudiants, ont-t-elles très régulièrement augmenté leur capacité d’accueil : près de 40% d’augmentation sur les trois dernières années. Et puis bien entendu, il faut tenir compte des écoles et universités privées qui accueillent chaque année entre 15 et 20.000 nouveaux inscrits, ce qui n’est pas négligeable. Ces établissements disposent encore de marges de manœuvre en termes de capacité d’accueil et devraient même connaître une croissance forte tirée tant par l’offre endogène que par l’arrivée et l’implantation graduelle des écoles supérieures étrangères qui voient en le Maroc un marché d’avenir. L’ensemble de cette offre devrait donc attirer nombre d’étudiants qui fuient la massification et l’anonymat des universités publiques.
Pour autant, s’il y a des signaux positifs, il y a aussi quelques zones d’ombre qu’il s’agit d’évoquer et qui peuvent avoir un impact dommageable non négligeable tant à court terme qu’à long terme.
Il y a tout d’abord la question cruciale du vieillissement des effectifs académiques mais également, on l’a vu, administratifs. Les départs à la retraite de l’enseignement supérieur se situent à des niveaux élevés et ils devaient s’accentuer à l’avenir. Cette situation n’est pas nouvelle et elle devrait même perdurer quelques temps encore en l’absence d’une réelle stratégie de GPEC appliquée à l’enseignement supérieur au niveau des institutions en charge. Il y a ensuite, même si la situation est encore très floue à ce jour (certaines universités refusant de l’appliquer), la question de l’augmentation drastique des frais d’inscription universitaires en particulier en France, qui est un pays d’accueil privilégié de nos étudiants quel que soit le niveau Licence, Master ou Doctorat…Songez qu’il y a plus de 40.000 étudiants marocains inscrits dans les universités et écoles françaises. De fait, l’augmentation des frais d’inscription en France va amener les familles (là encore les plus modestes) à reconsidérer leurs alternatives et sans doute à se recentrer sur un choix local, ce qui contribue inévitablement à renforcer la pression sur l’offre universitaire nationale avec l’ajout de quelques milliers de nouveaux étudiants. Il y a enfin une réelle insécurité réglementaire et des contraintes lourdes qui pèsent sur l’offre privée et qui parfois limitent les ambitions des structures concernées à long terme et sont susceptibles de contraindre leurs plans de développement. Cette situation est d’ailleurs amplifiée parfois par le manque de proactivité des structures représentatives du secteur qui dès lors peinent à défendre leurs intérêts en parlant d’une même voix.
Comment mettre en avant la nécessité d’investir dans les nouvelles missions de l’université, la formation et la recherche pour orienter l’université vers «le modèle entrepreneurial» ?
Il me semble qu’il y a deux manières d’envisager «le nouveau modèle entrepreneurial» que vous évoquez et ceci même si les deux manières ou les deux perspectives ne sont pas antinomiques, voire même qu’elles se complètent la plupart du temps. La question du modèle entrepreneurial peut en effet être comprise du point de vue de l’université elle-même en tant qu’organisation et du point de vue des «produits universitaires» ; autrement dit des étudiants. Du point de vue de l’université comme institution ou organisation, le glissement vers le modèle entrepreneurial relèverait plutôt d’un projet néo-libéral de rationalisation des activités de services public d’éducation et de formation. C’est la logique de «l’université entreprise» et de «l’université entreprenante» qui prime, avec tout ce que cela implique en termes de bonne gestion, de maîtrise des dépenses et d’optimisation des ressources. L’université-entreprise serait alors tenue de compléter les financements publics par la recherche de fonds privés en développant des partenariats avec son environnement qui pourraient prendre la forme classique de «partenariats public-privé» très à la mode en particulier en Europe. Ainsi, l’université pourrait s’ouvrir beaucoup plus au monde industriel tant en termes de formation que de recherche. Pour autant, cette trajectoire nécessite que l’université marocaine dispose de marges d’autonomie beaucoup plus larges que celles dont elle dispose aujourd’hui. Un premier pas a d’ailleurs été franchi en ouvrant les possibilités d’accès à la présidence des universités aux membres de la société civile. Pour autant, la logique de l’université entreprise n’est pas sans risques. Les expériences menées en Europe montrent bien que cette logique d’autonomie et de rationalisation favorise généralement le clientélisme et le localisme (dans les recrutements en particulier), incite les universités à se focaliser sur les formations (et les recherches) les plus rentables, contribuant ainsi à réduire fortement la diversité de l’offre. Du point de vue des étudiants, il est vrai, et beaucoup de recherches ont pu le montrer, que l’esprit entrepreneurial est à ce jour très peu présent au sein de cette catégorie de population. Le système éducatif et les méthodes d’enseignement telles qu’elles existent aujourd’hui semblent inhiber toute velléité entrepreneuriale et toute capacité de prise de risque voire même parfois de décision des étudiants. Et il est ici tout à fait paradoxal de constater que l’entrepreneuriat étudiant figure parmi les champs de recherche les plus féconds dans les revues académiques marocaines. Un rapide coup d’œil aux revues électroniques de l’IMIST (il y en a plusieurs dizaines) suffit à s’en convaincre.
Comment cela ?
Autrement dit cela veut dire qu’au Maroc et à ce jour, on écrit beaucoup plus sur l’entrepreneuriat étudiant qu’on n’incite ces mêmes étudiants à pratiquer l’entrepreneuriat. Pour autant, ce volet entrepreneurial est essentiel car, pour de multiples raisons, le système économique marocain peine à intégrer ses diplômés (dont le taux de chômage moyen est encore à ce jour de l’ordre de 17%). Même si la volonté de développer le modèle entrepreneurial ne se résume pas à la formation à l’entrepreneuriat, il est dommage de constater qu’il existe très peu de formations ad hoc au Maroc. Il apparaît donc nécessaire de lancer et structurer une offre adaptée.