Les Cahiers des ÉCO

L’école publique n’assure plus sa mission éducative

Réalisateur controversé qui dépeint la réalité de la société marocaine crûment et sans filtre, Nabil Ayouch propose un dernier opus sur les libertés individuelles qui dénonce les failles du système éducatif. «Razzia» est un film sur cinq destins, qui sort le 14 février. 

Les Inspirations ÉCO : Razzia sort au Maroc, en France et en Egypte. Une première pour un film marocain. Est ce que la darija est difficile à exporter?
Nabil Ayouch est assez absurde de réfléchir comme ça, je trouve. C’est comme si on disait que l’allemand n’est pas compris en France, alors on ne va pas passer de films allemands en France. On a encore, dans le monde arabe, ce truc d’avoir une langue unifiée et que les films marocains se doivent d’être en arabe classique pour être projetés mais ce n’est pas notre langue ! il faut arrêter le délire. Notre langue, c’est la darija ! Quand les films doivent sortir dans les pays arabes, on les sous-titre, on les double et on fait comme tout le monde.

Est-ce que c’est un film qui va parler à tout le monde ?
Je pense ! J’espère…Je pensais, au début, que le film allait parler ou intéresser les gens sur des sujets essentiels qui sont plus dans le domaine des libertés individuelles. Il y a un vrai débat sur l’éducation. Je pensais que le film parlerait moins aux jeunes mais en fait je me suis rendu compte que les trois prix qu’on a eu jusqu’à présent, lors des festivals, ce sont des prix de jeunes. Les jeunes ont adoré le film ! Ça m’a beaucoup surpris ! Il y a quelque chose qui fait que les jeunes se sentent proches du film. Après, je n’ai pas l’impression qu’il y a des barrières géographiques autour du film. Ce qu’il propose et ce qu’il développe, même s’il prend sa source dans notre environnement, au Maroc, il dépasse les frontières du Maroc. Il y a plein de femmes qui me disaient en Europe, au Canada, que dans certains quartiers ici, il est impossible de s’habiller normalement…par exemple.

Ali Zaoua et les «Chevaux de Dieu» ont plutôt mis tout le monde d’accord, «Much Loved» a divisé. Où s’inscrit «Razzia» ?
Je vais juste rectifier une chose…On a une vision sublimée avec la distance mais Ali Zaoua a profondément divisé au moment de sa sortie, il n’y avait pas de réseaux sociaux et Facebook à l’époque. On en garde peut être moins de traces mais je me rappelle qu’il y a eu des gens avec des réactions assez choquantes et choqués. Il a fallu un certain temps pour qu’une grande partie du public accepte l’idée des enfants de la rue. Ça a choqué qu’un film en parle de façon si réaliste. Ce n’était pas gagné. Avec «Much Loved», il y a eu un vrai combat, une vraie lutte avec ce film, avec beaucoup de manipulation au milieu et de choses haineuses qui n’avaient pas lieu d’être. Je ne pense pas que «Razzia» fera l’unanimité parce que c’est triste de faire l’unanimité mais je pense qu’il parle de problématiques sensibles mais de manière assez apaisée. J’aurai pu être dans la rage après «Much Loved» mais j’ai choisi d’être apaisé. J’ai choisi de ne pas éviter de parler de sujets qui me blessent ou qui m’interpellent. Que ce soit en lien avec les libertés individuelles, la diversité culturelle ou identitaire, l’éducation qui pour moi est le sujet central qui doit être au cœur du débat aujourd’hui !

Justement, à quel point l’aventure «Much Loved» a influencé l’écriture de ce film ?
Considérablement…parce qu’on ne ressort pas indemne d’une aventure comme «Much Loved». j’étais blessé d’avoir été empêché de ne pas montrer mon film au public marocain. Même s’il a fait le tour du monde et il a super bien marché partout, ce n’est pas le problème. C’est un film que j’ai tourné au Maroc, en arabe et je voulais que le public marocain le voit. J’ai été blessé par la violence des mots, par la haine, la manipulation, la démagogie, le populisme, la manière dont les politiques s’en sont emparés. Ils n’ont pas joué leur rôle, ne l’ont pas défendu. Et même certaines institutions…J’ai lu des choses sur internet qui n’auraient pas du être tolérées au Maroc. Quand je vois 5.000 personnes qui likent ma mort ou la mort de mon actrice, je trouve que c’est quelque chose qui mérite une intervention de l’État très forte. Au-delà de ça, il y a eu une vindicte populaire, alimentée par tout cela, dont on ne sort pas indemne. J’ai mis les choses à leur juste place : de voir l’ignorance, la construction l’ignorance. Comment cette ignorance peut mener à la haine et la haine à la violence. C’est un axiome vieux comme le monde mais qui est pourtant bien réel. L’ignorance, ça se combat par l’école publique qui a failli aujourd’hui. Notamment sur les valeurs universelles à côté desquelles nous sommes passées. On éduque à travers les arts car on va chercher les humanités à travers les arts. Le cinéma est un formidable vecteur de mots et d’idées donc je me suis dis que mon prochain film allait passer des mots et des idées sur des sujets essentiels. J’espère que le Marocain sera sensible au film et qu’il provoquera un vrai débat…

Pourquoi avoir choisi un film choral au lieu de suivre la trajectoire d’un ou plusieurs personnages d’une même histoire ?
Il y a 2 périodes et 5 destins. Ce ne sont pas des choses inhabituelles dans mon cinéma. Dans «Ali Zaoua», les «Chevaux de Dieux», «Much Loved», il y a 3 ou 4 personnages. Je fais souvent des films polyphoniques ! Ces films sont le reflet de personnages que j’ai rencontrés, que j’ai aimés et dont j’ai envie de parler. Et puis j’estime qu’il y a une partie de moi-même dans chacun d’eux. Et comme j’ai un moi complexe et protéiforme, je ressens peut-être le besoin d’en parler au pluriel à travers chacun de ces personnages. Chacun exprime, en tout cas, une volonté et un désir de liberté différent. Chacun réagit à un dictât différent de façon différente. Cette manière de réagir, c’est soit l’abandon soit la résistance…

«Razzia» est un titre fort.  À quel point on prend à vos personnages quelque chose qui ne leur appartient pas ?
À la limite du supportable et de l’acceptable. C’est pour cela qu’ils se battent pour le récupérer. C’est quelque chose qu’on leur à voler, une part d’intime qu’on veut leur prendre. C’est quelque chose de vital pour eux, c’est comme respirer. Ils en ont besoin pour être, donc ils vont se battre…

Pensez-vous que le Maroc recule sur le plan des libertés individuelles ?
Il y a de l’espoir sinon je serai parti depuis longtemps. Je vois de plus en plus de gens, autour de moi, baisser les bras et partir mais j’ai de l’espoir. Cependant beaucoup de choses m’exaspèrent comme sur le plan de la femme. Nous reculons. Il y en a de moins en moins sur le marché de l’emploi, à la plage se mettre en maillot est devenu un défi alors qu’il y a encore quelques années, la question ne se posait même pas. Quand on regarde le gouvernement, c’est scandaleux. Quand le monde va vers la parité, on fait disparaître les femmes de la scène politique en leur donnant des postes subalternes. Sur certaines questions comme la place de la femme dans l’espace public, nous reculons. Très clairement. C’est vraiment dangereux. Comment imaginer une société patriarcale qui certes peut grandir sans la femme, sans 50% de la population ? En Europe, ce n’est pas gagné. On a bien vu avec l’affaire Weinstein, avec ce silence, des femmes dans des démocraties occidentales qui n’ont pas eu le courage de parler. L’inégalité des salaires aussi. Mais ici, nous sommes loin…Mais quand je vois ici des femmes manifester contre les femmes, je suis désespéré…C’est pour cela que c’était important d’écrire le scénario avec une femme…Ce n’est pas important parce que je porte une partie de féminité en moi assumée. C’était important de l’écrire avec Mariam Touzani. C’est ma compagne et la femme que j’aime et surtout parce qu’elle a une sensibilité exceptionnelle. Cela s’est passé naturellement, on ne décide pas d’écrire du jour au lendemain. Je lui ai parlé de ces personnages en moi, qui ne me quittent pas et qui ne veulent pas sortir. Elle y a été sensible. Elle me répond, ajoute, je me mets à écrire, je lui fais lire, elle propose, ajoute…et on s’est retrouvé à écrire ensemble naturellement.

Mariam Touzani qui joue aussi, comme Dounia Binebine à qui vous offrez son premier rôle aux côtés d’acteurs professionnels comme Amine Naji, Arieh Worthalter. Comment s’est imposé pour vous le casting ?
J’avais très fort le personnage d’Amine Naji en tête pour le professeur, d’Abdillah Rachid en Freddie Mercury marocain. Je l’avais en tête, il a commencé dans «Les Cheveux de Dieux», je le trouve formidable. Didane en Iliass, cela a toujours été lui. D’autres sont nés avec l’écriture, les castings, les essais. Salima que Mariam interprète, ce n’était pas dit au début. Elle en avait envie mais elle avait peur. On a fait des essais, elle n’a pas eu le rôle d’office. Elle était précautionneuse jusqu’à la veille du tournage. Dounia, je l’ai vu grandir. C’est une fille qui me touche, elle a une sensibilité en or. Elle est venue à reculons. Avec Arieh Worthalter, ça s’est fait via casting. J’avais vu son travail, c’est un très bon acteur et c’était difficile de l’avoir, il fait des marches dans le monde. J’ai eu du mal à lui annoncer qu’il faisait le film, il faisait une marche de 2 mois, coupé du monde…j’ai galéré ! (Rires)

«Razzia» peut-il vous réconcilier avec ceux qui ont mal jugé «Much Loved» ?
Je m’en fous d’être réconcilié avec ces gens là…Des gens qui sont prêts à vous condamner sur la base d’une pseudo morale qu’il faut préserver alors qu’ils n’ont pas vu le film, c’est le dernier de mes soucis de me réconcilier avec eux. Pour moi le véritable enjeu c’est le public marocain qui a un bon sens, une intelligence populaire qui a compris «Much Loved». On a voulu faire croire que la majorité des Marocains étaient contre «Much Loved», mais c’est faux ! Ceux contre sont des minorités qui crient plus fort que les autres, c’était orchestré ! J’ai eu beaucoup de messages d’affection, de soutien de Marocains et de Marocaines et ceux-là j’ai envie de les garder. Ceux qui se sont cachés pour raconter des obscénités sur moi, je m’en fous pas mal.  



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