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«Le Maroc peut devenir un acteur majeur sur le marché des batteries au lithium»

Rachid Yazami, Inventeur de la batterie lithium-ion

Rachid Yazami n’a pas la langue dans la poche, mais il a l’innovation dans la peau. L’inventeur franco-marocain jouit d’une renommée internationale après avoir remporté en 2014 le prestigieux Prix Charles Stark Drapper de l’Académie nationale de l’ingénierie à Washington (l’équivalent du Prix Nobel pour les ingénieurs). Une distinction qui lui avait valu une décoration royale du Ouissam du mérite intellectuel. Le principe de son invention a servi de base à la fabrication des batteries utilisées aujourd’hui par les géants de la construction automobile et de la téléphonie mobile. Dans cet entretien à bâtons rompus, Rachid Yazami nous raconte la genèse de ses principales inventions et des liens qu’il entretient avec les géants de l’industrie mondiale. L’occasion également d’évoquer les opportunités d’investissement qui s’ouvrent au Maroc dans le domaine des batteries au lithium. Ce natif de Fès qui réside aujourd’hui à Singapour où il poursuit ses recherches à Nanyang Technological University nous révèle aussi les détails de sa nouvelle découverte en lien avec les piles rechargeables pour appareils auditifs.

Les Inspirations ÉCO : Cela peut surprendre de voir la batterie de votre smartphone afficher un faible niveau de charge (14%). En tant qu’inventeur de l’anode graphite des batteries lithium-ion, on pourrait vous imaginer équipé d’une batterie spéciale dotée d’une autonomie interminable…
Rachid Yazami : (Rires) Justement, la manière dont on charge une batterie est inadaptée. En tant que père des batteries lithium-ion, j’ai envie d’étendre leur vie en modifiant le mode de chargement. La manière par laquelle le chargeur applique l’énergie n’est pas intelligente. Ce n’est pas la meilleure façon de tirer le maximum d’une batterie, aussi bien en termes de durée de vie qu’en termes de sécurité.

Récemment, la presse marocaine a fait écho à un certain nombre d’incidents parfois mortels ayant pour origine des smartphones en charge. La recharge de la batterie est-elle à ce point dangereuse ?
Je pense que les gens mettent le téléphone à côté d’eux en dormant avant de les écraser par la suite. Oui, j’ai entendu parler de certaines maisons qui ont pris feu à cause de cela. Quand les gens partent à Derb Ghallef ou ailleurs pour acheter un chargeur, c’est difficile de trouver des différences entre deux offres distinctes, mais les prix peuvent varier du simple au double. Le consommateur a tendance à privilégier le produit le moins cher, soit celui qui risque le plus de prendre feu.

Quelle est la solution à votre avis, sachant que le marché marocain est noyé par la contrebande et la contrefaçon ?
Il faut des normes. Aucun appareil ne peut être vendu si, au moins, il ne correspond pas à la certification européenne (CE). Si les téléphones commencent à exploser, les autorités doivent se mobiliser pour protéger les consommateurs. C’est une question de santé publique. Si un incident de ce type intervient dans un pays avancé, il y aurait des enquêtes pour définir la nature et l’origine du problème et le cas échéant, identifier les points de vente des produits en question.

Vous avez maintes fois exprimé votre souhait de développer un projet industriel pour fabriquer des batteries lithium-ion au Maroc, d’autant plus que les matières premières minérales existent en quantités suffisantes. Où en êtes-vous ?
Les discussions sont en cours. Les choses avancent petit à petit. À l’image d’un cavalier, j’essaie de faire en sorte que le cheval avance à la vitesse que je veux, mais je ne peux aller plus vite que le cheval. Globalement, je peux vous dire que des personnes bien avisées pensent qu’il existe des opportunités de valorisation de minerais marocains, mais de là à passer à l’action et à investir en ayant une stratégie industrielle claire et précise, cela prend du temps.
Le cobalt, le manganèse, le lithium, le fluor, tout ce dont a besoin une usine de batteries lithium-ion existent au Maroc. Vous avez dû présenter votre projet aux dirigeants de la compagnie minière Managem. Comment ont-ils réagi à ce projet ?
Leur réaction a été très bonne. Cela dit, Managem ne fait qu’extraire, traiter et vendre le cobalt. Elle est prête à fournir le minerai si l’usine est ouverte au Maroc, mais j’ai envie que Managem fasse partie de la Méga Factory marocaine. Si l’on arrive à lancer une usine de batteries lithium-ion, l’idéal serait de l’associer en tant qu’investisseur stratégique pour mieux valoriser le cobalt.

Que représente le marché mondial des batteries développées à partir de votre invention ?
En gros, le marché mondial des batteries lithium-ion pèse plus de 20 milliards de dollars US, avec un taux de croissance annuel moyen de 15 à 20%. Près de 90% de la production se concentrent au niveau de trois pays : la Corée du Sud, le Japon et la Chine (celle-ci est devenue le principal producteur mondial sans pour autant toujours disposer de la meilleure qualité).

La bataille entre les géants de l’industrie automobile se fait de plus en plus ressentir sur le segment des véhicules électriques. L’américain Tesla s’est carrément transformé en fabricant de batteries. Qu’en pensez-vous ?
Réellement, Tesla n’a pas de technologie pour fabriquer des batteries. C’est comme un maçon qui fabrique des murs avec des briques qui ne lui appartiennent pas. Chez Tesla, les briques relèvent de la technologie japonaise. Je ne minimise pas ce que fait Tesla et la valeur ajoutée qu’elle apporte. C’est une sorte de grosse joint-venture entre Tesla et Panasonic. Cela fait pratiquement 40 ans que je suis dans le métier. Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à danser. Il se trouve que la personne qui dirige la filiale en charge des batteries chez Tesla est un ami avec qui j’ai eu l’occasion de travailler il y a longtemps (il a été le représentant de Panasonic en Californie). Début mai dernier, il m’a invité à visiter le site de Tesla où j’ai donné une conférence dans laquelle j’ai abordé des problèmes que Tesla se pose depuis bien longtemps sans avoir une idée claire sur leur résolution, mais la force de l’innovation fait que je peux parler d’éléments de solutions qui intéressent non seulement Tesla, mais aussi d’autres géants industriels dans le monde.

Pouvez-vous nous citer quelques noms avec lesquels vous avez eu l’occasion de partager des innovations et des projets de recherche ?
Je travaille souvent avec BMW, STMicroelectronics. Début juin, j’ai une réunion avec deux géants français de l’automobile et des batteries au lithium qui sont intéressés par le Maroc. Pour ma part, je ne vous cache pas mon envie de faire venir aussi des investisseurs ou partenaires industriels japonais.

Vous avez été approché par Samsung après le retrait en 2016 de son Galaxy Note 7 suite à plusieurs cas d’incendie et d’explosions…
Je suis allé les voir déjà en 2013 bien avant la crise. Je leur avais dit que j’ai développé une technologie qui permet de rendre les batteries plus sûres. En fait, il est possible aujourd’hui de savoir si la batterie va s’emballer thermiquement et exploser avant qu’elle le fasse. Malheureusement, ils n’étaient pas enthousiastes à l’idée. Aujourd’hui, ils me disent qu’ils sont prêts à me réécouter. Samsung veut absolument garder le leadership face à Apple. Elle est forte dans la partie «électronique», mais la batterie reste son talon d’Achille. Certes Samsung fabrique des batteries mais il y a toujours une raison pour laquelle il peut y avoir un défaut qui devient un centre Hotspot avant de chauffer, puis s’emballer. C’est là où réside le problème des batteries au lithium en particulier chez Samsung.

Parlons de votre dernière découverte. Celle des piles rechargeables pour appareils auditifs. Comment avez-vous réveillé cette invention ?
Quand nous faisons des recherches sur les batteries, nous essayons dès le départ de développer de façon presque indépendante le pole positif (cathode) et le pole négatif (anode) de la batterie. Si un matériau arrive à répondre aux conditions, vous pouvez à ce moment-là déposer des brevets puis passer au développement. Il se trouve que parmi les inventions que j’avais faites, il y en a une qui s’appelle «fluorideion battery» : une batterie à base de fluorure. Quand je pars à Singapour, je continue à faire des recherches. J’ai à ce titre encadré une jeune fille doctorante de Singapour qui a travaillé sur le pole négatif de cette batterie rechargeable au fluor. En faisant des tests sur l’anode, nous nous rendons compte qu’il serait une bonne cathode pour des batteries ne dépassant pas les trois volts. De plus, elle est rechargeable avec une capacité extraordinaire. Cette technologie peut alimenter des piles très peu consommatrices d’énergie pour appareils auditifs. Tout ce dont on a besoin pour fabriquer ces piles se trouve au Maroc.

Quels sont les avantages comparatifs de cette technologie par rapport aux piles déjà existantes ?
Il faut compter au moins 80DH pour acheter huit piles, soit le besoin mensuel d’une personne qui utilise deux appareils auditifs (pour les deux oreilles). Étant jetables, leur coût devient cher sur une longue période pour les personnes en déficience auditive. Si nous arrivons à produire des batteries rechargeables, non seulement cela va réduire le coût, mais l’impact se fera également ressentir sur l’environnement.

À voir le nombre impressionnant d’inventions inscrites en votre nom (126) et surtout l’essor que connaît l’industrie des batteries lithium-ion, on dirait que vous êtes aujourd’hui milliardaire ?
Je ne le suis pas. En fait, quand j’ai fait cette découverte en 1980, j’ai voulu la déposer au bureau des brevets à Paris. Une semaine plus tard, le directeur de ce bureau est revenu vers moi avec l’idée d’offrir une licence d’exploitation au seul fabricant à cette époque de batteries lithium en France, en l’occurrence Saft. Il a envoyé le texte à Saft en leur demandant si la technologie les intéresse. Or Saft, a non seulement dit que la technologie ne les intéresse pas, mais en plus, il n’y voyait aucune application. Voyant le désintérêt de Saft, puis du directeur du bureau de brevets, j’ai fini par renoncer au brevet. Voilà pourquoi je ne suis pas milliardaire. Je suis un pauvre professeur collatéral de Saft qui n’a pas eu la bonne idée de breveter son invention au moment opportun. Il faut savoir que les brevets de mes propres inventions sont la propriété des universités. Pour les maintenir, celles-ci paient chaque année jusqu’à 10.000 dollars pour chaque brevet. Les inventeurs, eux, perçoivent généralement des royalties voir des actions ou des stock options. (Ndlr, l’invention de Yazami avait été récupérée par le Japonais Sony qui a été le premier à proposer des modèles lithium-ion au début des années 1990. Fin octobre 2016, Sony avait cédé son activité de batteries rechargeables lithium-ion à son compatriote Murata pour un montant de 150 millions d’euros).

Quid du brevet de la technologie «fluoride ion battery» ?
Là encore, je suis l’inventeur, mais c’est l’université qui détient le brevet. L’idéal serait de prendre le chemin direct en montant une usine au Maroc. Surtout que l’investissement ne nécessite pas plus de 20 millions de dollars.

D’après vous, le Maroc peut aussi servir de plateforme pour le recyclage des batteries lithium-ion…
Effectivement, nous pouvons dans certaines conditions récupérer les batteries lithium-ion mortes en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. En les traitant au Maroc, nous pouvons récupérer le cobalt, le cuivre et vendre tout ce qui est vendable. Le potentiel de ce marché est énorme.

Comment voyez-vous les batteries de demain ? Jusqu’où ira la recherche à votre avis ?
Il y a un certain nombre de points qui sont améliorables dans les batteries, mais il va falloir être très créatifs pour y arriver. Créer une nouvelle chimie qui détrônerait la batterie lithium-ion sera un grand défi technologique pour les prochaines décennies.



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