Maroc

Équilibres Monétaires : le vibrant plaidoyer de Jouahri

Interrogé au sujet de sa succession, l’homme qui tient les rênes de Bank Al-Maghrib depuis près de vingt-trois ans revient, dans un vibrant plaidoyer, sur la doctrine économique qui a servi de fil conducteur à la politique monétaire tout au long de son mandant au sein de la Banque centrale, et sur le legs consenti à la relève de l’institution.

Rabat, le 23 septembre 2025, au siège de Bank Al-Maghrib, sis avenue Mohammed V. Au terme de la troisième réunion trimestrielle, très attendue, du calendrier monétaire, l’hypothèse du statu quo se vérifie. Le Conseil de BAM décide de maintenir le taux directeur inchangé à 2,25%.

Comme le veut la tradition, cette réunion est suivie d’un point de presse au cours duquel la décision est passée au peigne fin, et où Abdellatif Jouahri fait face aux interrogations les plus pressantes qui taraudent les esprits.

La grande inconnue
La rencontre revêtait une connotation particulière. Après l’examen des indicateurs macro-économiques et sans trop insister sur la mission cardinale de la Banque centrale, notamment le sacro-saint principe de la “stabilité des prix” au sortir d’une période inflationniste qui n’aura que trop duré, le wali de Bank Al-Maghrib tend la perche à l’armada de journalistes qui lui fait face.

Dans une économie marquée par une désinflation, de plus en plus palpable – l’inflation étant retombée à 0,4% en mai après avoir culminé à plus de 6% deux ans plus tôt –, par une reprise soutenue des activités non agricoles et par l’ancrage encore fragile des anticipations monétaires, la réunion du Conseil s’est tenue sur fond de consolidation des finances publiques.

Cette accalmie relative n’occulte en rien la question la plus préoccupante du moment, débattue depuis des mois dans les cénacles financiers restreints, sujette aux rumeurs et aux interprétations de tout genre : le départ de l’homme qui tient les rênes de l’institution monétaire depuis près de vingt-trois ans demeure la grande inconnue.

“La vie est un passage”
À 86 ans, Abdellatif Jouahri reste l’une des figures centrales de la vie économique du pays. Entré à Bank Al-Maghrib en 1962, il y fait ses premières armes avant d’être appelé au gouvernement, où il officie d’abord comme ministre délégué à la Réforme des entreprises publiques, puis comme ministre des Finances, entre 1981 et 1986. Il dirige ensuite la BMCE et le Groupement professionnel des banques du Maroc, avant de prendre en 2002 la tête de la CIMR. Nommé gouverneur de Bank Al-Maghrib en 2003, il occupe cette fonction depuis plus de deux décennies.

À l’issue de ce long mandat, il incarne le visage de la politique monétaire du Royaume. Sa gestion est d’ailleurs régulièrement saluée au-delà des frontières et lui vaut une reconnaissance internationale. Le magazine américain Global Finance lui a décerné à plusieurs reprises la note «A» dans son classement annuel des gouverneurs de banques centrales.

En 2024, la revue britannique The Banker l’a également consacré banquier central de l’année. La question de son départ a d’abord été effleurée d’entrée de jeu, en marge de la refonte de la loi bancaire dont la nouvelle mouture semble imminente. Une réforme en gestation dont il ne verra sans doute pas l’aboutissement. Un confrère finit par aborder l’éléphant au milieu de la pièce en interpellant la figure centrale de l’appareil financier de l’État, l’invitant à dresser les principaux défis auxquels le Maroc devra faire face au cours des deux prochaines décennies et à se prononcer sur l’après-Jouahri…

En effet, le mandat du conseil présidé par le gouverneur de Bank Al-Maghrib arrive à son terme en décembre 2025. Et Jouahri d’expliquer que la désignation du successeur du wali de Bank Al-Maghrib relève d’une décision royale. Invité à partager les moments phares d’une vie consacrée au service public, il s’est gardé de toute confidence personnelle. «Je ne suis pas de ceux qui écrivent leurs mémoires», glisse-t-il.

Son départ, dicté par le poids des années et le souci de transmission, marquera la fin d’un parcours hors norme. Mais l’intéressé se veut tout sauf nostalgique. «Dans la vie, il y a des missions à remplir. L’essentiel est de les accomplir en parfaite conscience avec soi-même et de servir son pays le mieux possible. Pour le reste, la vie est un passage».

Chômage persistant
Pour autant, le gouverneur de BAM a défendu le bilan de son institution, revendiquant de manière constante la posture d’arbitre des équilibres macroéconomiques, qui s’accompagne d’une mission constante, celle de préserver le pouvoir d’achat. Une orientation qui, en écartant l’emploi de sa grille de lecture, interroge sur le lien entre orthodoxie monétaire et réalité sociale…

Or, les dernières données du marché du travail, publiées par le Haut-commissariat au plan, dessinent au deuxième trimestre 2025 une conjoncture en trompe-l’œil. Après plusieurs trimestres de hausse, l’économie n’a généré que cinq mille emplois à fin T2 – 2025. L’agriculture a subi une nouvelle hémorragie de 108.000 postes, tandis que les autres secteurs affichaient des gains non négligeables, (74.000 dans le BTP, 35.000 dans les services mais à peine 2.000 dans l’industrie).

En parallèle, près de 32.000 personnes ont quitté le marché du travail, ce qui allège les chiffres sans traduire une véritable embellie. Le taux d’activité recule de 0,8 point, à 43,4% au niveau national. Quant au chômage, il s’inscrit en légère baisse, à 12,8% contre 13,1% un trimestre plus tôt, avec des disparités toujours marquées entre les villes (16,4%) et les zones rurales (6,2%). Il faut dire que la situation des jeunes reste préoccupante. Au terme du deuxième trimestre 2025, le chômage des jeunes a légèrement reculé à l’échelle nationale, passant de 36,1% à 35,8% pour les 15-24 ans.

Cette moyenne masque de profondes disparités, notamment dans les villes où près d’un jeune sur deux est sans emploi (46,9%, contre 48,8% un an plus tôt), alors que dans les campagnes, le taux s’établit à 21,3%. Ce constat traduit la difficulté persistante à offrir des perspectives réelles aux jeunes. Ceci dit, l’emploi n’est pas un indicateur scruté de près par la Banque centrale pour qui la lutte contre l’inflation continue d’être l’alpha et l’oméga de sa politique.

Bank Al-Maghrib assume pleinement cet arbitrage et préfère maintenir une posture flexible, évitant tout relâchement prématuré qui risquerait de raviver les tensions inflationnistes.

«J’ai l’intime conviction que la stabilité des prix constitue la meilleure contribution qu’une banque centrale puisse offrir. Quand les prix sont stables, que vous soyez investisseur, épargnant ou consommateur, vous pouvez engager vos projets, préserver votre épargne et consommer sereinement, sans craindre une dépréciation brutale», affirme Jouahri.

Exemple éloquent, celui de la Réserve fédérale américaine : «Donald Trump presse Jerome Powell de baisser son taux directeur, convaincu que cela stimulerait l’emploi. Le patron de la Fed choisit pourtant de maintenir sa ligne, estimant que l’équilibre passe avant tout par la maîtrise de l’inflation, et il a eu raison de lui tenir tête», estime le wali de Bank Al-Maghrib, en renfort à son vis-à-vis américain.

Cette conviction, le gardien de la stabilité du dirham en a fait son leitmotiv, allant jusqu’à appuyer son homologue face aux injonctions de l’actuel locataire de la Maison Blanche. À ses yeux, Donald Trump se trompe en défendant “une vision à courte vue”.

L’histoire américaine des années 1970 et 1980 en apporte la preuve, lorsque Paul Volcker, alors président de la Réserve fédérale, a dû briser une inflation galopante en imposant une politique monétaire d’une sévérité inédite, au prix d’une flambée du chômage. Jouahri s’en réclame à son tour, revendiquant un alignement sur la fermeté de Powell face aux injonctions politiques venues de Washington.

“Année blanche”
«Si Dieu me prête encore vie pour suivre ces débats, veillez à ce que les équilibres fondamentaux soient toujours préservés», glisse le gouverneur. Par équilibres, il faut entendre la stabilité macroéconomique dans son ensemble (maîtrise de l’inflation, soutenabilité budgétaire, solidité des réserves de change). Autant de garde-fous indispensables alors que s’engage l’élargissement progressif de la bande de fluctuation du dirham, une réforme radicale dont il ne verra probablement pas l’aboutissement. Elle s’inscrit pourtant dans une séquence décisive pour l’économie nationale.

Pour rappel, le dirham évolue, depuis le 9 mars 2020, dans une bande de fluctuation de ± 5%. Le chantier désormais engagé prévoit de supprimer le panier de devises qui sert de référence pour la cotation du dirham, tout en maintenant à court terme une marge de fluctuation élargie.

En attendant une transition vers un régime de change plus libre d’ici 2026, Bank Al-Maghrib a introduit un marché à terme de change pour aider les opérateurs à couvrir leur risque. Invité à en préciser le calendrier, Jouahri a réaffirmé que l’abandon du panier de devises ne saurait intervenir tant que le tissu économique n’est pas en mesure d’en absorber les implications.

La transition vers un ciblage de l’inflation suppose, selon lui, que les entreprises comprennent pleinement les ajustements nécessaires pour ne pas subir les effets d’une volatilité accrue. Avec l’appui du Fonds monétaire international, un travail méthodologique a été engagé pour affiner les modèles et préparer les équipes.

Le dispositif prévoit une phase de test en 2026, conçue comme une «année blanche», durant laquelle l’ancien cadre et le nouveau fonctionneraient en parallèle afin de mesurer la solidité du système avant le basculement officiel. Au-delà de l’aspect technique, le conseil du 23 septembre a pris une dimension plus symbolique. Abdellatif Jouahri, bien qu’il renonce à «écrire ses mémoires», en a fait le prélude d’un testament institutionnel, dont d’autres fragments seront, à n’en pas douter, distillés au gré des dernières réunions qu’il aura à présider.

Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO



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