Maroc

Le Maroc agricole face aux pluies : un paradoxe entre abondance et pénurie ?

Le Maroc agricole semble pris dans un cycle hydrique complexe : après la pluie, vient le manque d’eau. Comment expliquer ce paradoxe ? Les stratégies mises en place sont-elles adaptées ? Est-il temps de revoir notre modèle de gestion des eaux pluviales et leur impact réel sur la sécheresse ?

Le Maroc traverse depuis près de huit ans une crise hydrique sans précédent. Malgré les récentes précipitations qui ont apporté un léger répit, la situation reste préoccupante, selon les experts. D’après les derniers chiffres de la direction générale de l’Hydraulique, le taux de remplissage des barrages à l’échelle nationale s’établit actuellement à plus de 29%.

Si ce chiffre représente une amélioration par rapport à l’année précédente, il demeure nettement inférieur aux niveaux observés il y a sept ans.

«Nous sommes en situation de sécheresse depuis plus de sept ans et le taux de remplissage des barrages reste toujours préoccupant», souligne Kamal Aberkani, expert en sciences de l’agriculture à la Faculté pluridisciplinaire de Nador.

Les récentes précipitations, bien qu’ayant contribué à augmenter le niveau de certains barrages, ne suffisent pas à mettre fin à cette crise persistante.

«Pour sortir de cette situation, il faudrait des précipitations régulières et soutenues sur plusieurs années», explique l’expert.

Les variations régionales sont également significatives. En effet, si les régions du nord du pays ont bénéficié de pluies, d’autres restent désespérément sèches. Le Maroc a déployé d’importants efforts ces dernières années pour améliorer la gestion des ressources hydriques, notamment à travers des projets d’équipement visant à relier les barrages entre eux et à éviter les pertes d’eau vers la mer. Cependant, ces projets nécessitent des investissements considérables et du temps avant d’être pleinement opérationnels.

L’impact limité des précipitations sur les nappes phréatiques
La régénération des nappes phréatiques constitue un autre défi majeur. Selon Aberkani, les précipitations récentes (environ 50 mm) sont insuffisantes pour produire un effet significatif sur le niveau des nappes.

«La régénération de la nappe phréatique dépend de plusieurs facteurs : la géographie de la zone, le type de sol, la géologie… Pour les types de sols marocains, il faudrait entre 700 et 800 mm d’eau de manière régulière chaque année pour observer une amélioration notable», estime-t-il.

Le Maroc se distingue par une particularité. Contrairement à des pays comme la Libye ou l’Éthiopie qui possèdent d’importantes réserves d’eau souterraine, le Royaume dépend principalement des eaux superficielles. Par ailleurs, les nappes phréatiques ont été surexploitées ces dernières années, notamment en raison de l’agriculture intensive, ce qui a conduit à une baisse significative de leur niveau.

Face à cette situation, les autorités ont mis en place une nouvelle législation restreignant les autorisations de forage et d’exploitation des nappes phréatiques.

«On s’est rendu compte que la nappe a considérablement baissé, et il est désormais nécessaire de réglementer strictement son utilisation», affirme l’expert.

Le dessalement de l’eau de mer : une solution prometteuse, mais complexe
Pour faire face à la crise hydrique, le Maroc mise de plus en plus sur le dessalement de l’eau de mer. Si le pays envisageait il y a dix ans des projets de dessalement d’une capacité de 300 millions de mètres cubes, l’ambition est aujourd’hui portée à près de 2 milliards de mètres cubes d’ici 2027.

«Ces stations de dessalement serviront de backup pour les barrages», explique Aberkani, pour qui «si un barrage se trouve à 5% de sa capacité, mettant en péril l’approvisionnement en eau potable, les stations de dessalement pourront prendre le relais».

Cependant, la mise en œuvre de ces projets se heurte à plusieurs obstacles. D’abord, les procédures administratives sont longues et complexes (Loi de finances, approbation des projets, ouverture des plis…). «Cette lenteur administrative va à l’encontre de l’urgence de la situation», déplore l’expert. Ensuite, ces projets impliquent deux départements distincts : l’Office national de l’eau potable (ONEP) pour l’eau de consommation, et le ministère de l’Agriculture pour l’eau d’irrigation.

«Les deux objectifs ne sont pas les mêmes, et les politiques de vente d’eau diffèrent, ce qui crée un chevauchement malgré l’intérêt commun», note Aberkani.

Enfin, l’engagement des paysans représente un défi supplémentaire. En effet, l’agriculteur va se poser beaucoup de questions : combien va me coûter cette eau ? Si jamais il y a des pluies, vais-je continuer à payer pour cette eau ? Ces incertitudes ralentissent, selon l’expert, la signature des contrats et, donc, la réalisation des stations de dessalement.

Une approche globale et territoriale nécessaire
Pour Aberkani, la solution réside dans une approche globale et territoriale. «Il faut voir si l’investissement dans une station de dessalement est rentable pour une région donnée. Il faut établir un business-plan régional tout en évaluant les potentialités économiques et agricoles de la zone», recommande-t-il.

L’expert cite l’exemple de l’Oriental, où une station de dessalement est prévue avant 2028. Pour lui, cette région dispose de plateformes d’investissement ainsi que de terrains agricoles importants et constitue une zone logistique stratégique.

En parallèle de la production céréalière traditionnelle, il faut envisager des méga-projets à forte valeur ajoutée, développer la transformation agroalimentaire et valoriser les produits pour assurer un retour sur investissement. Le cas d’Agadir est également évoqué comme un modèle de réussite.

«Au départ, les producteurs étaient réticents, avec seulement 8.000 hectares sous contrat. Aujourd’hui, 12.000 hectares attendent l’eau d’une station de dessalement», souligne l’expert.

Cette région, orientée vers l’exportation, génère un retour sur investissement significatif qui justifie la réalisation de l’infrastructure.

Repenser les pratiques agricoles face à la nouvelle réalité hydrique
La sécheresse persistante impose une mutation profonde des pratiques agricoles. «Les producteurs ont l’habitude de produire de la même manière qu’il y a dix ans, mais la situation a changé. L’agriculture connaît une mutation et il faut s’y adapter», insiste Aberkani.

Selon lui, le Maroc a perdu entre 30% et 40% de ses arbres fruitiers à cause de la sécheresse. «Nous avons perdu des agrumes, des oliviers, des arbres à haute valeur ajoutée, ce qui explique, notamment, la hausse des prix des olives et des agrumes».

Face à cette situation, il est impératif de préserver les surfaces arboricoles restantes en leur donnant la priorité pour l’irrigation. L’expert préconise également l’adoption de techniques modernes, soulignant qu’il faut utiliser des capteurs, l’agriculture digitale, des paillages, des biostimulants, et miser sur l’amélioration génétique des plantes.

Ces solutions permettent d’optimiser l’utilisation de l’eau et d’augmenter la résilience des cultures face à la sécheresse. Une planification agricole basée sur le zonage est également recommandée. «Il faut savoir ce qu’on va produire et où.

Par exemple, pourquoi cultiver des céréales dans le nord-ouest du Maroc, une région à fortes précipitations, alors qu’on pourrait y développer des cultures arboricoles pour augmenter la production nationale ?», s’interroge-t-il.

Vers une agriculture de précision
Aberkani appelle à une stratégie agricole de précision. «Lorsqu’on parle de précision, on ne parle pas uniquement de digital, mais de déterminer ce qu’on va produire, ce qu’il faut produire et à quel moment il faut produire», explique-t-il.

Cette approche implique également des études macro et microéconomiques, ainsi qu’une évaluation de l’impact social.

«Si je maintiens une culture uniquement pour préserver l’emploi, tout en perdant de l’argent et des ressources en eau, il serait plus judicieux de développer d’autres activités économiques dans la région pour soutenir la population», soutient l’expert.

Le programme national de conversion des systèmes d’irrigation en goutte-à-goutte illustre cette volonté d’optimisation.

«L’État a investi 900 millions de dirhams pour convertir 15.000 hectares en systèmes d’irrigation par goutte-à-goutte, permettant d’économiser 70% d’eau», souligne-t-il.

Une vision à long terme pour la sécurité hydrique et alimentaire
Face à la crise hydrique qui s’inscrit désormais dans la durée, le Maroc doit adopter une approche multidimensionnelle combinant investissements dans les infrastructures, dessalement de l’eau de mer, et transformation des pratiques agricoles Comme l’a souligné le Roi Mohammed VI, «d’ici 2027-2028, il faut stocker le plus possible d’eau et éviter les pertes vers des zones où elle serait mal ou non exploitée».

Pour Aberkani, cette vision doit s’accompagner d’une réflexion sur la sécurité alimentaire nationale et le positionnement du Royaume en tant que leader à l’international.

«Il faut penser au marché marocain en termes de sécurité alimentaire, mais aussi à devenir un leader au niveau international, avec des plans sur 10 à 20 ans», conclut-il.

Dans un contexte mondial marqué par la raréfaction des ressources hydriques, le Maroc a l’opportunité de transformer cette crise en catalyseur d’innovation et de développement durable. La réussite de cette transformation dépendra de sa capacité à mobiliser les ressources nécessaires et à coordonner efficacement les différents acteurs impliqués dans la gestion de l’eau.

Mehdi idrissi / Les Inspirations ÉCO



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