Maroc

Fiscalité : les chiffres qui justifient la retenue à la source

Alors que le Maroc renforce son arsenal fiscal, la retenue à la source s’impose comme un levier stratégique. Entre rendement record et défis sociaux, décryptage d’une réforme aux ambitions systémiques. Nous vous proposons de plonger dans les coulisses d’une révolution administrative qui ne fait pas que des heureux.

Avec 31,1 milliards de dirhams mobilisés en 2024 et 65 conventions fiscales signées, la retenue à la source (RAS) redéfinit les règles du jeu économique. Lors d’une récente conférence-débat, Younes Idrissi Kaitouni, patron de la Direction générale des impôts (DGI), a levé le voile sur les ambitions stratégiques du Maroc en matière de réforme fiscale, en particulier concernant la retenue à la source.

Présentée comme une «invention marocaine» dont l’administration «est fière», cette mesure cristallise à la fois des espoirs de modernisation et des inquiétudes quant à son évolution. Le discours de Kaitouni révèle une vision claire : la RAS n’est pas un outil temporaire, mais une pierre angulaire d’un système fiscal en mutation, appelée à se consolider et potentiellement à s’étendre.

Une pérennité affirmée : «On ne change pas une équipe qui gagne»
D’emblée, Kaitouni balaie les doutes sur le caractère transitoire de la RAS : «Je peux vous rassurer : on ne change pas une équipe qui gagne».

Cette affirmation s’appuie sur un bilan concret : déployée en 2023 pour l’impôt sur le revenu (IR) et les sociétés (IS), puis étendue à la TVA en 2024, la RAS a fait ses preuves en matière d’efficacité opérationnelle, avec une croissance des recettes fiscales de 16,1% en 2024 et une mobilisation supplémentaire de 31,1 milliards de dirhams (MMDH), liée à son couplage avec une lutte renforcée contre la fraude.

Structurée autour d’une logique de simplification administrative, la RAS transfère la collecte de l’impôt aux entreprises (pour l’IR) et aux établissements bancaires (pour la TVA), réduisant ainsi les délais de recouvrement et les risques d’évasion par un prélèvement en amont. Le directeur général y voit une réforme «systémique, intégrée à une démarche d’«amélioration continue» du système fiscal et calquée sur les normes qualité du secteur privé (méthode PDCA – Planifier, Déployer, Contrôler, Ajuster).

En rationalisant les processus, elle transforme la RAS en un outil de sécurisation des recettes autant que de modernisation de la relation administration-contribuable, où l’État capitalise sur la capillarité des acteurs économiques pour optimiser sa propre efficience.

Un outil d’équilibre entre conformité et redistribution
La RAS n’est pas perçue comme une charge par l’administration, mais comme un mécanisme structurant offrant des avantages stratégiques aux entreprises. Idrissi Kaitouni souligne que «les banquiers ne se plaignent jamais de la retenue à la source, car ils savent ce que c’est que garder une somme d’argent pendant un mois», mettant en lumière une rationalité économique souvent occultée.

En fluidifiant les flux de trésorerie, notamment via la TVA retenue de 5% au lieu de 20%, la RAS agit comme un régulateur de liquidités, réduisant l’asymétrie entre les délais de paiement des clients et les obligations fiscales. Ce dispositif permet à l’État de «mobiliser des recettes sans recourir au contentieux», sécurisant ainsi des ressources vitales pour financer les politiques sociales et accélérer le remboursement de la TVA aux exportateurs, multiplié par trois depuis la pandémie.

Sur le plan macroéconomique, son impact est double : elle contribue à la soutenabilité financière en comblant l’écart historique entre la croissance du PIB (+3,5% dans les années 2010) et celle des recettes fiscales (+6% post-Covid), tout en renforçant la compétitivité des PME via un environnement fiscal prévisible.

Cependant, son déploiement doit composer avec les demandes d’ajustements sectoriels, notamment dans l’immobilier et l’intermédiation numérique, où les spécificités opérationnelles appellent des adaptations ciblées pour éviter des distorsions de marché.

Vers une extension à de nouveaux secteurs ?
Si le directeur général de la DGI n’évoque pas explicitement de nouvelles extensions de la retenue à la source (RAS), son discours esquisse une trajectoire d’élargissement du dispositif, nourrie par les réformes en cours et les défis structurels.

La fiscalité locale, notamment la réforme «bien avancée» des taxes professionnelles (Taxe sur les bureaux et locaux professionnels) et taxes foncières, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur, pourrait intégrer une logique de prélèvement à la source, alignée sur la vision des Assises de la fiscalité et visant deux axes : une taxe liée à l’activité économique locale et une autre au foncier.

Parallèlement, la RAS se profile comme un instrument clé pour formaliser l’économie, via l’«attestation de régularité fiscale» rendue obligatoire pour accéder aux marchés publics, mécanisme conçu pour exclure les acteurs informels tout en incitant à la régularisation. Les déclarations de Kaitouni sur les niches sous-exploitées, comme les revenus locatifs des particuliers et les plateformes numériques (type RBnB), révèlent une volonté d’étendre le filet fiscal à des segments opaques, où la fraude limite aujourd’hui la collecte.

Cette dynamique s’inscrit dans une philosophie affirmée : «La philosophie de l’abattement à la source […] restera. Ce n’est pas transitoire», soulignant une institutionnalisation progressive de la RAS comme norme, bien au-delà des impôts directs. L’enjeu réside désormais dans sa déclinaison sectorielle, en équilibre entre uniformité réglementaire et adaptation aux réalités économiques locales.

Complexité vs simplicité
Si la retenue à la source (RAS) affiche des résultats indéniables, elle suscite des résistances liées à ses implications pratiques et sociales. Les petites entreprises et les particuliers pointent une charge administrative accrue, exacerbée par l’«analphabétisme numérique» d’une partie de la population, nécessitant, selon certains analystes, la création de «maisons de citoyens» pour accompagner les déclarations en ligne.

Par ailleurs, un risque de surtransposition menace le système : une extension trop rapide du dispositif pourrait «complexifier» l’édifice fiscal et créer des «frottements» techniques, notamment dans l’adaptation des systèmes informatiques de l’administration, déjà mis à rude épreuve par les réformes récentes.

Enfin, la question de l’équité fiscale demeure prégnante : comme le reconnaît Idrissi Kaitouni, «la fiscalité est une expérience sociale, humaine, psychologique», ce qui implique de nuancer l’uniformité de la RAS face aux spécificités de secteurs comme l’immobilier ou la culture, où les modes de valorisation et de transaction résistent aux modèles standardisés.

Face à ces défis, la DGI privilégie une approche d’«accompagnement» plutôt que de coercition, déployant des services régionaux dédiés pour «démystifier» les procédures et former les contribuables. Le fisc maintient comme priorité une «législation simple», ouverte à des corrections pragmatiques «à l’épreuve de l’opérationnel», afin d’éviter qu’un outil conçu pour simplifier ne devienne un casse-tête bureaucratique.

Vers un nouveau contrat fiscal
Disons que la RAS incarne une rupture avec l’ancien modèle fiscal basé sur le contrôle a posteriori, au profit d’une «nouvelle expérience du contribuable» articulée autour de trois piliers. La confiance en est le socle : «Nous voulons accompagner pour éviter des situations compliquées», affirme Younes Idrissi Kaitouni, privilégiant un dialogue préventif plutôt que des corrections coercitives.

La prévisibilité structure ce nouveau contrat social fiscal, via un «Code général des impôts» en cours de simplification et un réseau de 65 conventions fiscales internationales (dont 14 récemment signées), visant à stabiliser l’environnement juridique pour les investisseurs locaux et étrangers. Enfin, l’innovation opérationnelle, incarnée par la digitalisation des déclarations et la mise en place d’une base de données immobilière neutre, cherche à transcender les lacunes infrastructurelles pour ancrer la fiscalité dans l’ère numérique.

Cette trilogie – confiance, prévisibilité, innovation – dessine une administration moins pyramidale et plus partenariale, où la RAS n’est pas qu’un outil de collecte, mais le vecteur d’une transformation culturelle : l’objectif étant de passer d’une logique de suspicion à une dynamique de co-construction de la conformité fiscale.

Un outil durable, mais à manier avec prudence

Les déclarations de Idrissi Kaitouni consacrent la retenue à la source (RAS) comme un pilier durable de la fiscalité marocaine, dont l’extension semble inéluctable sous la double pression des impératifs de rendement (16,1% de croissance des recettes en 2024) et de la lutte contre l’économie informelle, qui grève encore 30% du PIB. Toutefois, cette dynamique ne pourra perdurer que si l’administration parvient à concilier efficacité technique et équité sociale, en évitant un «effet de cisaille» entre grands groupes, mieux armés pour absorber les coûts de conformité, et les TPE/PME confrontées à des procédures parfois inadaptées à leur taille.

Dans un contexte mondial marqué par la course à la digitalisation fiscale et à la concurrence des régimes attractifs, le Maroc mise sur la RAS pour incarner une «modernité fiscale humaine et tournée vers l’avenir», combinant innovation technologique (déclarations en ligne, bases de données neutres) et ancrage dans les réalités socio-économiques locales.

Le défi ultime réside dans la transformation de cet outil en un contrat social renouvelé, où l’impôt, au-delà de sa fonction redistributive, serait perçu comme un levier stratégique de compétitivité – à l’image des 65 conventions fiscales internationales signées pour sécuriser les investisseurs.

L’enjeu est de taille : faire de la RAS non pas un simple mécanisme de prélèvement, mais le symbole d’un État facilitateur, où la confiance mutuelle entre administration et contribuables deviendrait la norme plutôt que l’exception.

Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO



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