Assurance et réassurance : le secteur à l’épreuve du droit de la concurrence
Abdelatif Laamrani
Avocat spécialisé dans le domaine du droit de l’assurance et de la réassurance
Concentrations, ententes, abus de position dominante…, la loi n°104-12 sur la concurrence s’applique-t-elle réellement au secteur stratégique de l’assurance au Maroc ? Me Abdelatif Laamrani, avocat spécialisé dans le domaine du droit de l’assurance et de la réassurance, fait le point sur la réglementation concurrentielle dans ce secteur, et ce, suite aux réformes législatives de 2022 relatives à la liberté des prix et de la concurrence. Les éclairages du professionnel du droit visent à clarifier les dispositions législatives et réglementaires encadrant les pratiques concurrentielles des acteurs de l’assurance et de la réassurance dans le Royaume.
Le secteur de l’assurance et de la réassurance est-il soumis à la loi n°104-12 sur la concurrence et la liberté des prix ?
Oui, les compagnies d’assurance et de réassurance sont soumises à la loi n°104-12 sur la concurrence et la liberté des prix, car ce sont des fournisseurs de service, au sens de l’article 1er de ladite loi. Celui-ci prévoit que son champ d’application s’étend à toute personne physique ou morale (même à capitaux publics) qui a ou non son siège social au Maroc, dès lors que ses opérations ou comportements ont un effet sur la concurrence sur le marché marocain ou une partie substantielle de celui-ci.
Cela dit, que ce soit en matière de contrôle des concentrations ou de pratiques anticoncurrentielles, le secteur des assurances et réassurances n’est pas seulement assujetti aux prescriptions de la loi sur la concurrence et la liberté des prix. Du fait de préoccupations spécifiques à ce domaine (liées à la protection des assurés, aux garanties prudentielles, au contrôle de l’autorité de régulation, etc.), il est aussi subordonné à des dispositifs plus renforcés en la matière, qui s’ajoutent aux articles 11 et suivants de la loi n° 104-12.
C’est ainsi que la loi n° 17-99 relative au Code des assurances a prévu des dispositions relatives au contrôle des opérations de concentration des compagnies d’assurances et de réassurance. L’article 230 du dahir portant promulgation de la loi n° 64-12 portant création de l’ACAPS dispose : La loi n° 17 -99 du 3 octobre 2002 relative au Code des assurances a prévu des dispositions relatives au contrôle des opérations de concentration des compagnies d’assurances. Il convient de préciser que la réforme de la loi n° 17-99 portant Code des assurances n’a pas modifié les dispositions relatives aux fusions et prises de participation (144). Le seul changement concerne le transfert du pouvoir décisionnel en la matière de I’administration (DAPS) à l’Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale.
L’article 230 du dahir n° 1-14-10 du 4 Joumada I 1435 (6 mars 2014) portant promulgation de la loi n° 64-12 portant création de l’Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale dispose : «Les entreprises d’assurances et de réassurance ne peuvent procéder à des opérations de fusion, de scission ou d’absorption qu’après accord préalable de l’Autorité, donné après avis de la commission de régulation. Toute demande restée sans réponse au terme d’un délai de soixante (60) jours courant à compter de la saisine de l’Autorité est considérée comme acceptée par l’Autorité. Le refus de cette dernière doit toujours être motivé. L’Autorité peut exiger la production de tous documents nécessaires à l’appréciation des opérations visées à l’alinéa précédent.»
Ainsi, il convient de rappeler que le Code des assurances prévoit que pour l’octroi ou le refus de l’agrément, il est tenu compte de son impact sur la stabilité et les conditions concurrentielles du marché.
Cet agrément est exigé aussi en cas de modification significative des caractéristiques des entreprises d’assurances, notamment en cas de changement de majorité, de cession de plus de dix pour cent (10%) des actions et de prise de contrôle direct ou indirect supérieur à trente pour cent (30%) du capital social (art. 172) et en cas de fusion, de scission ou d’absorption (art 230).
L’Autorité peut interdire les acquisitions d’actions ou les prises de contrôle d’entreprises d’assurances et de réassurance lorsque ces opérations sont considérées comme contraires à l’intérêt général. Par intérêt général, le Code des assurances entend protéger les assurés, souscripteurs et bénéficiaires de contrats (art. 172).
Qu’est-ce qu’on entend par pratique anticoncurrentielle dans le secteur de l’assurance et de la réassurance ?
De manière schématique, des pratiques du marché sont considérées comme anticoncurrentielles lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes ou coalitions expresses ou tacites, sous quelque forme et pour quelque cause que ce soit, notamment lorsqu’elles tendent à :
1. limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ;
2. faire obstacle à la formation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
3. limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;
4. répartir les marchés, les sources d’approvisionnement ou les marchés publics.
On rajoute à ces situations l’exploitation abusive de position dominante et de création de situation de dépendance économique. L’abus peut notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées. Il peut consister également à imposer directement ou indirectement un caractère minimal au prix de revente d’un produit ou d’un bien, au prix d’une prestation de service ou à une marge commerciale (article 6 et 7 de la loi n° 104-12).
Sont prohibées les offres de prix ou pratiques de prix de vente aux consommateurs abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation, dès lors que ces offres ou pratiques ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’éliminer à terme d’un marché, ou d’empêcher d’accéder à un marché, une entreprise ou l’un de ses produits (article 8).
Pouvez-vous nous donner des exemples précis de pratiques qui pourraient être qualifiées d’anticoncurrentielles dans le secteur de l’assurance et de la réassurance ?
On peut envisager la situation où des assureurs s’entendent entre eux pour fausser le jeu de la concurrence en assurant des risques trop déficitaires ou même inassurables. Cette entente peut résulter également de tarifications biaisée, étant donné que les composantes de la prime d’assurance ne sont pas toutes des éléments objectifs.
Dans le secteur de la réassurance, la situation est en effet problématique, et certains comportements peuvent même parfois s’apparenter à des pratiques anticoncurrentielles. Il en est ainsi des ententes entre compagnies cédantes nationales pour éviter de faire des cessions de risques à des réassureurs étrangers, visant à tout céder à un réassureur national, abstraction faite de sa notation, solidité financière ou spécialisation.
Aussi, dans le même domaine, le réassureur national historique – qui a pu bénéficier pendant longtemps de ce qu’on a appelé la cession légale (une subside qui lui était versée par toutes les compagnies d’assurances du marché depuis 1960, mais qui a été démantelé) -, doit aujourd’hui, à armes égales et sans favoritisme, se battre dans un marché où presque toutes les compagnies d’assurances ont créé leurs réassureurs captifs.
L’observation des principes de bonne concurrence et la liberté des prix dans le marché de l’assurance et de la réassurance est assurée sous l’œil vigilant du gendarme sectoriel qu’est l’ACAPS et le Conseil de la concurrence dont la saisine a été grandement simplifiée.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO